La recherche de la reine est parfois difficile, surtout dans les ruches bien peuplées. Voici quelques conseils et astuces qui vous aideront à la à jour le 18 juillet 2020 D'abord, il faut créer les conditions idéales Faire la recherche quand les butineuses sont en vol, donc un jour de beau temps et quand la miellée est en cours. Ainsi, il y a moins de monde dans la ruche et les butineuses qui sont les plus agressives sont parties. Vérifier s'il y a une reine. Cela peut sembler une lapalissade mais chercher une reine dans une ruche orpheline est encore plus difficile que chercher une aiguille dans une botte de foin. Regardez donc s'il y a des oeufs. Travaillez avec le moins de fumée possible. Certaines reines se cachent quand vous utilisez l'enfumoir. Travaillez avec méthode. Commencez à une rive de la ruche et regardez chaque cadre. Avant de remettre le cadre dans la ruche, regardez si la reine n'est pas dans le fond de la ruche. Il arrive parfois qu'elle se promÚne à cet endroit. Comment procéder Prenez le premier cadre à deux mains, regarder une face, ensuite la deuxiÚme et si vous ne trouvez pas la reine, revenez à la premiÚre face. Un petit conseil travaillez toujours dos au soleil. Ensuite déposez ce cadre en dehors de la ruche ou mieux dans une ruchette prévue à cet effet. Quand vous examinez le cadre, dirigez votre regard vers les bords d'un mouvement circulaire. Beaucoup de reines fuient la lumiÚre et essayent de passer de l'autre cÎté. Ensuite regardez le centre. Une reine se remarque à sa démarche plus lente, plus majestueuse que les autres abeilles. Elle est aussi plus grande et souvent de couleur rousse bien que certaines soient bien noires. Avant de remettre le cadre dans la ruche, regardez au fond parfois la reine s'y déplace. Prenez ensuite le cadre suivant et ainsi de suite jusqu'à l'autre bord de la ruche. La reine se trouve le plus souvent sur un cadre fraßchement pondu mais ce n'est pas une rÚgle absolue. Quand vous arrivez au dernier cadre et si vous n'avez pas trouvé la reine, soit vous recommencez dans l'autre sens, soit vous remettez le premier cadre prélevé en rive. Dans ce dernier cas, recommencez un autre jour. Un truc Si vous ne trouvez pas la reine, introduisez dans la ruche un cadre de couvain non operculé d'une autre ruche dont vous aurez secoué les abeilles. AprÚs dix minutes, vous avez beaucoup de chances de trouver la reine sur ce cadre. Si vous ne trouvez pas la reine Voici les possibilités Il n'y a pas de reine Il y a une reine vierge encore petite et généralement trÚs fuyante La reine est tombée au sol La reine s'est envolée. La reine est petite et passe dans les hausses à travers la grille à reine. Une anecdote Il y a quelques années, j'avais pris un candidat apiculteur en compagnonage. Nous visitons ensemble une ruche pour trouver la reine. J'avais déjà passé les cadres en revue dans les deux sens et je sentais que mon prestige allait en prendre un coup. Je remarque à ce moment la reine qui observait mon manÚge sur la manche de ma vareuse. Inutile de vous dire que j'ai retrouvé ma sérénité avec un grand sourire et que cette reine cavaleuse a été marquée sans délai. En conclusion Essayez d'appliquer ces quelques rÚgles avec méthode et vous pourrez trÚs rapidement trouver vos reines. C'est indispensable pour pouvoir les marquer et ainsi réduire le temps passé à la recherche. Autres articles 1. Faire un essaim artificiel pour éviter l'essaimage 2. Quand mettre la premiÚre hausse? 3. Comment marquer la reine 4. Bien débuter en apiculture
Pendant6 à 8 jours aprÚs sa naissance la reine reste sans pondre dans la ruche. A ce stade, elle est encore assez petite. A peine plus grosse qu'une ouvriÚre. Son abdomen est fin et court. Par rapport à une reine fécondée, une reine vierge est aussi plus vive. Une reine vierge avec un abdomen fin et court.
La reine des abeilles est le personnage central de la ruche. Elle produit des phĂ©romones qui vont garantir la cohĂ©sion de la cadre de ruche est composĂ© en son centre du couvain, avec des alvĂ©oles operculĂ©es bouchĂ©es par de la cire ou non, abritant Ćufs, larves et nymphes. Autour du couvain, on trouve des rĂ©serves de pollen puis du miel. Ces couches successives se distinguent notamment par leur reine des abeilles ou mĂšre de la rucheDans une ruche, on trouve des ĂȘtres vivants les abeilles, de la famille des HymĂ©noptĂšres, avec la reine, ou mĂšre personnage central de la ruche, les ouvriĂšres, les bourdons ou faux-bourdons et un certain nombre de parasites. La ruche contient Ă©galement des trĂ©sors produits par les abeilles le miel, la gelĂ©e royale, le pollen, la cire, la royales, essaimage et naissance de la reineLa naissance d'une reine s'effectue en trois phases la premiĂšre phase, le stade de l'Ćuf, dure trois jours, au bout desquels l'Ćuf va Ă©clore pour donner naissance Ă une larve ;la pĂ©riode larvaire est de huit jours ;le stade nymphal durera quatre jours ; puis, au seiziĂšme jour, la reine dĂ©coupera la cellule royale et cellules royales sont surtout visibles au printemps. Les abeilles devenues trop nombreuses dans la ruche vont se mettre Ă Ă©lever des reines. Si l'apiculteur n'intervient pas dans le processus naturel avant la naissance des jeunes reines, la vieille reine partira de la ruche, accompagnĂ©e de milliers d'abeilles afin de former une colonie ailleurs c'est ce que l'on appelle l'essaimage. Durant cette pĂ©riode, on peut voir sur le pourtour de certains cadres des cellules royales qui, Ă la diffĂ©rence des cellules d'ouvriĂšres ou de bourdons, sont comment reconnaĂźtre la reine ?La reine est plus longue, plus fine que les autres abeilles. Une jeune reine non fĂ©condĂ©e est difficile Ă distinguer car elle ressemble aux ouvriĂšres dans son physique comme dans son comportement. Cependant, dĂšs que la reine est fĂ©condĂ©e, elle devient plus grosse, plus lourde, moins mobile, plus calme et donc plus facile Ă repĂ©rer dans la masse des autres voir la reine plus facilement, il est conseillĂ© de la marquer de la couleur de son annĂ©e de naissance bleu si l'annĂ©e se termine par 5 ou 0 ;blanc si l'annĂ©e de naissance se termine par 1 ou 6 ;jaune si l'annĂ©e se termine par 2 ou 7 ;rouge pour les annĂ©es se terminant par 3 ou 8 ;vert pour les terminaisons 4 ou et ponte de la reineDans les premiĂšres semaines suivant sa naissance, la reine va sortir de la ruche pour effectuer son vol nuptial. Par un bel aprĂšs-midi, la reine, poussĂ©e par les ouvriĂšres, s'envole Ă plus de dix mĂštres de hauteur pour rejoindre un lieu de rassemblement de mĂąles bourdons ou faux bourdons. Dans ce nuage de faux bourdons, la reine sera poursuivie et fĂ©condĂ©e par plusieurs mĂąles 8 Ă 18 diffĂ©rents. Seuls les plus rapides auront le privilĂšge d'atteindre leur objectif, privilĂšge si l'on peut dire, car le mĂąle ne survivra pas Ă l' reine ayant rempli sa spermathĂšque de spermatozoĂŻdes qui lui serviront Ă fĂ©conder ses Ćufs durant toute sa vie, retournera Ă la ruche. Une fois sa spermathĂšque pleine, plus jamais la reine ne sera fĂ©condĂ©e. Une reine dĂ©butera sa ponte, si tout va bien, 10 Ă 15 jours aprĂšs sa naissance. Elle dĂ©posera ses Ćufs au centre des cadres situĂ©s gĂ©nĂ©ralement au milieu de la ruche un Ćuf par cellule ou alvĂ©ole et seulement l'on observe plusieurs Ćufs dans une mĂȘme cellule, la ponte est anormale. Une ponte anormale peut dĂ©couler du trop grand Ăąge de la reine, qu'il est alors nĂ©cessaire de changer. Nous pouvons Ă©galement ĂȘtre en prĂ©sence d'une ruche dite bourdonneuse » les ouvriĂšres restĂ©es sans reine trop longtemps se sont mises Ă pondre des Ćufs non fĂ©condĂ©s qui ne donneront que des de la reineLa reine passe sa vie Ă pondre sans sortir de la ruche. Elle pourra pondre jusqu'Ă Ćufs par an. La ponte de la reine varie en fonction de la tempĂ©rature extĂ©rieure et donc des saisons. Les pontes seront trĂšs importantes en mai, juin, juillet puis le rythme diminuera jusqu'Ă devenir nul en dĂ©cembre, janvier, fĂ©vrier pour reprendre en mars, avril. Durant la saison faste, la reine peut pondre jusqu'Ă Ćufs par le reste, la reine est entiĂšrement dĂ©pendante des ouvriĂšres ; elle est incapable de se nourrir seule et d'Ă©lever sa progĂ©niture. Si, contrairement aux ouvriĂšres, la reine est dotĂ©e d'un aiguillon qui lui permet de tuer ses rivales sans y laisser sa vie, elle est incapable de se protĂ©ger et excessivement la reine d'une rucheQuand on dĂ©cide de changer la reine d'une ruche, il faut prendre des prĂ©cautions sinon les ouvriĂšres l'emballeront, l'entoureront en grand nombre, feront monter la tempĂ©rature jusqu'Ă l'Ă©touffement de la reine non acceptĂ©e. Une reine trop vieille ou malade sera supprimĂ©e par la colonie qui en Ă©lĂšvera une autre. Ensuite la cage dans laquelle est placĂ©e la reine est introduite dans la ruche. Ces cages, surtout si elles proviennent dâun Ă©leveur de reines, contiennent gĂ©nĂ©ralement quelques abeilles qui accompagnent la reine. Il nâest pas nĂ©cessaire de les enlever car ils aideront la nouvelle reine, qui est encore vierge, Ă se lier Ă la Lâintroduction dâune reine fĂ©condĂ©e dans une nouvelle colonie reste une phase dĂ©licate. Lâacceptation est liĂ©e pour partie Ă qualitĂ© intrinsĂšque de la reine altĂ©ration possible pendant le transport, mais elle dĂ©pend pour beaucoup des techniques dâ conditions qui participent Ă la rĂ©ussite dâune introduction de reine fĂ©condĂ©eLe 100% nâexiste pas en apiculture. NĂ©anmoins un taux normal dâacceptation dâune reine fĂ©condĂ©e doit se situer au-dessus de 95%. Pourtant il peut y avoir des grandes variations du taux dâ conditions qui dĂ©tĂ©riorent gĂ©nĂ©ralement le taux dâacceptation des reines fĂ©condĂ©es si on introduit une reine Buckfast dans une colonie agressive, si on introduit une reine alors en pleine pĂ©riode dâĂ©levage avril / mai, sâil y a beaucoup de vieilles abeilles dans la colonie,Les conditions qui amĂ©liore le taux de rĂ©ussite des introductions de reines fĂ©condĂ©es en fin de saison, quand les colonies ne peuvent plus Ă©lever absence de couvain ouvert, sâil nây a que des jeunes abeilles, si on nourrit au moment de lâintroduction, si on laisse la colonie tranquille aprĂšs introduction de la reine point trĂšs important en vĂ©rifiant trop tĂŽt lâacceptation, on perturbe lâĂ©quilibre fragile entre la reine et la colonie. A lâouverture de la ruche, les abeilles emballent la jeune reine ». Il est possible dâintervenir avec lâenfumoir et de la rĂ©-encager. Mais la reine aura subi des morsures et se trouvera affaiblie. Jâai dĂ©jĂ perdu plusieurs reines de cette façon, y compris des reines insĂ©minĂ©es ⊠Attendez au minimum 7 jours avant de vĂ©rifier la introduire une reine fĂ©condĂ©e dans une nouvelle colonie dâabeilles ?Beaucoup de mĂ©thodes existent. A vous de trouver celle qui vous convient ! NâhĂ©sitez pas Ă Ă©changer avec dâautres apiculteurs, notamment aux journĂ©es organisĂ©es par lâ mode opĂ©ratoire pour lâintroduction des reines fĂ©condĂ©esNous vous prĂ©sentons ici, notre façon dâopĂ©rer. Ce ne sont pas des recommandations, mais juste un partage dâexpĂ©rience. Comme nous lâavons dit, il nâexiste pas de mĂ©thode fiable Ă 100%. PrĂ©parer dans une ruchette, un essaim avec 2 cadres de couvain ouvert et operculĂ© + 1 cadre de rĂ©serve. DĂ©placer la ruchette dâune cinquantaine de mĂštre. Les butineuses vielles abeilles retourneront Ă la ruche mĂšre. Vous pouvez dĂ©placer Ă nouveau la ruchette de quelques mĂštres le lendemain. A rĂ©ception de la reine, fixer la carte dâidentitĂ© sur la ruchette Poser la cagette sur les tĂȘtes de cadres [1], sans ouvrir la languette dâaccĂšs au candi. Retourner un nourrisseur couvre-cadre pour faire un espace clos au-dessus du corps. Le lendemain, vĂ©rifier que la colonie est orpheline il faut que les abeilles sâagglutinent autour de la cagette. Si câest le cas, laisser la cagette obturĂ©e pendant 48h 2 nuits casser la languette, et insĂ©rez la cagette entre 2 cadres ... ou mieux, laisser-lĂ sur les tĂȘtes de cadres. Ne vĂ©rifier la ponte quâune semaine plus tard !Important Dans le cas oĂč les abeilles se dĂ©sintĂ©ressent de la nouvelle reine, câest quâil y a certainement une reine vierge ? dans la colonie. En tout Ă©tat de cause, la nouvelle reine ne sera pas acceptĂ©e !Avec des colonies trĂšs agressives, il arrive que les abeilles laissent la jeune reine pondre quelques jours voire quelques semaines, puis la tuent pour en Ă©lever une autre ⊠Autres articles Ă consulter sur lâintroduction des reines Introduction des reines, par Doug McCutcheon et al, Introduction des reines, par Gilles Fert Le bĂȘtisier de lâintroduction de reine, par Patrick Vienne [1] attention en cas de canicule, ne pas poser la cagette sur la tĂȘte de cadre. Surtout si le couvre-cadre est mal isolĂ©. il faut alors caler la cagette entre 2 cadres de façon classiquePortfolio Lexique apicole multilingue Listes de diffusion Nous vous proposons de vous inscrire Ă nos listes de diffusion. Vous serez alors tenus informĂ©s de lâĂ©volution de notre se fait en 2 temps Validez votre adresse mail Puis sĂ©lectionnez les listes de votre choixLessaimage est un phĂ©nomĂšne bien particulier concernant les abeilles. Il s'agit du processus de division de la population d'une ruche en deux. Une partie restera dans la ruche, avec le couvain naissant, un tiers des ouvriĂšres et une nouvelle reine prĂȘte Ă Ă©clore, alors que l'autre partie conduite par la reine actuelle partira Ă la
I. LE FESTIN. II. A SICCA. III. SALAMMBĂâ. IV. SOUS LES MURS DE CARTHAGE. V. TANIT. VI. HANNON. VII. HAMILCAR BARCA. VIII. LA BATAILLE DU MACAR. IX. EN CAMPAGNE. X. LE SERPENT. XI. SOUS LA TENTE. XII. L'AQUEDUC. XIII. MOLOCH. XIV. LE DEFILE DE LA HACHE. XV. MĂâTHO. - Chapitre 1 LE FESTIN - C'Ă©tait Ă MĂ©gara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. Les soldats qu'il avait commandĂ©s en Sicile se donnaient un grand festin pour cĂ©lĂ©brer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maĂtre Ă©tait absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine libertĂ©. Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'Ă©taient placĂ©s dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre Ă franges d'or, qui s'Ă©tendait depuis le mur des Ă©curies jusqu'Ă la premiĂšre terrasse du palais ; le commun des soldats Ă©tait rĂ©pandu sous les arbres, oĂÂč l'on distinguait quantitĂ© de bĂÂątiments Ă toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les Ă©lĂ©phants, des fosses pour les bĂÂȘtes fĂ©roces, une prison pour les esclaves. Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'Ă des masses de verdure, oĂÂč des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargĂ©es de grappes, montaient dans le branchage des pins un champ de roses s'Ă©panouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mĂÂȘlĂ© Ă de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprĂšs faisait d'un bout Ă l'autre comme une double colonnade d'obĂ©lisques verts. Le palais, bĂÂąti en marbre numidique tachetĂ© de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre Ă©tages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d'Ă©bĂšne, portant aux angles de chaque marche la proue d'une galĂšre vaincue, avec ses portes rouges Ă©cartelĂ©es d'une croix noire, ses grillages d'airain qui le dĂ©fendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorĂ©es qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impĂ©nĂ©trable que le visage d'Hamilcar. Le Conseil leur avait dĂ©signĂ© sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d'EschmoĂ»n, se mettant en marche dĂšs l'aurore, s'y Ă©taient traĂnĂ©s sur leurs bĂ©quilles. A chaque minute, d'autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en dĂ©bouchait incessamment, comme des torrents qui se prĂ©cipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarĂ©s et Ă demi nus ; les gazelles sur les pelouses s'enfuyaient en bĂÂȘlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l'exhalaison de cette foule en sueur. Il y avait lĂ des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des BalĂ©ares, des NĂšgres et des fugitifs de Rome. On entendait, Ă cĂÂŽtĂ© du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du dĂ©sert, ĂÂąpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait Ă sa taille mince, l'Egyptien Ă ses Ă©paules remontĂ©es, le Cantabre Ă ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s'Ă©taient peint avec des jus d'herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dĂnaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. D'autres, qui s'Ă©taient par pompe barbouillĂ©s de vermillon, ressemblaient Ă des statues de corail. Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchĂ©s sur le ventre, ils tiraient Ă eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyĂ©s sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu'ils dĂ©pĂšcent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant Ă moitiĂ© sous des tapis d'Ă©carlate, et attendaient leur tour. Les cuisines d'Hamilcar n'Ă©tant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyĂ© des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brĂ»le les morts, de grands feux clairs oĂÂč rĂÂŽtissaient des bĂ âufs. Les pains saupoudrĂ©s d'anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratĂšres pleins de vin, et les canthares pleins d'eau auprĂšs des corbeilles en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger Ă l'aise dilatait tous les yeux çà et lĂ , les chansons commençaient. D'abord on leur servit des oiseaux Ă la sauce verte, dans des assiettes d'argile rouge rehaussĂ©e de dessins noirs, puis toutes les espĂšces de coquillages que l'on ramasse sur les cĂÂŽtes puniques, des bouillies de froment, de fĂšve et d'orge, et des escargots au cumin, sur des plats d'ambre jaune. Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hĂ©rissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout dĂ©bordait de saumure, de truffes et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'Ă©boulaient sur les gĂÂąteaux de miel, et l'on n'avait pas oubliĂ© quelques- uns de ces petits chiens Ă gros ventre et Ă soies roses que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupiditĂ© des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussĂ©s sur le sommet de la tĂÂȘte, s'arrachaient les pastĂšques et les limons qu'ils croquaient avec l'Ă©corce. Des NĂšgres n'ayant jamais vu de langoustes se dĂ©chiraient le visage Ă leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasĂ©s, plus blancs que des marbres, jetaient derriĂšre eux les Ă©pluchures de leur assiette, tandis que des pĂÂątres du Brutium, vĂÂȘtus de peaux de loups, dĂ©voraient silencieusement, le visage dans leur portion. La nuit tombait. On retira le velarium Ă©talĂ© sur l'avenue de cyprĂšs et l'on apporta des flambeaux. Les lueurs vacillantes du pĂ©trole qui brĂ»lait dans des vases de porphyre effrayĂšrent, au haut des cĂšdres, les singes consacrĂ©s Ă la lune. Ils poussĂšrent des cris, ce qui mit les soldats en gaietĂ©. Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustĂ©s de pierres prĂ©cieuses. Les cratĂšres, Ă bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image Ă©largie des choses ; les soldats se pressant autour s'y regardaient avec Ă©bahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par- dessus les tables, les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient Ă pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermĂ©s dans des amphores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre oĂÂč l'on glissait. La fumĂ©e des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait Ă la fois le claquement des mĂÂąchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'Ă©croulaient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand plat d'argent. A mesure qu'augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l'injustice de Carthage. En effet, la RĂ©publique, Ă©puisĂ©e par la guerre, avait laissĂ© s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur gĂ©nĂ©ral, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns aprĂšs les autres pour faciliter l'acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu'ils finiraient par consentir Ă quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l'esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboĂÂŻques exigĂ©s par Lutatius, et ils Ă©taient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation Ă©clatait en menaces et en dĂ©bordements. Enfin, ils demandĂšrent Ă se rĂ©unir pour cĂ©lĂ©brer une de leurs victoires, et le parti de la paix cĂ©da, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s'Ă©tait terminĂ©e contre tous ses efforts, si bien que, dĂ©sespĂ©rant de Carthage, il avait remis Ă Giscon le gouvernement des Mercenaires. DĂ©signer son palais pour les recevoir, c'Ă©tait attirer sur lui quelque chose de la haine qu'on leur portait. D'ailleurs la dĂ©pense devait ĂÂȘtre excessive ; il la subirait presque toute. Fiers d'avoir fait plier la RĂ©publique, les Mercenaires croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues Ă travers les vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu rĂ©compensĂ©es. Ils se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bĂÂȘtes fĂ©roces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ils s'enfonçaient la tĂÂȘte dans les amphores, et restaient Ă boire, sans s'interrompre, comme des dromadaires altĂ©rĂ©s. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des LacĂ©dĂ©moniens qui n'avaient point ĂÂŽtĂ© leurs cuirasses sautaient d'un pas lourd. Quelques-uns s'avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscĂšnes ; d'autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, Ă la façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d'un vase oĂÂč l'on voyait des nymphes, pendant qu'un nĂšgre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier d'airain. Tout Ă coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s'abaissait et remontait dans les airs comme le battement d'ailes d'un oiseau blessĂ©. C'Ă©tait la voix des esclaves dans l'ergastule. Des soldats, pour les dĂ©livrer, se levĂšrent d'un bond et disparurent. Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussiĂšre, une vingtaine d'hommes que l'on distinguait Ă leur visage plus pĂÂąle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvrait leur tĂÂȘte rasĂ©e ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche. Ils arrivĂšrent dans l'avenue des cyprĂšs, oĂÂč ils se perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L'un d'eux Ă©tait restĂ© Ă l'Ă©cart, debout. A travers les dĂ©chirures de sa tunique on apercevait ses Ă©paules rayĂ©es par de longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec mĂ©fiance et fermait un peu ses paupiĂšres dans l'Ă©blouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armĂ©s ne lui en voulait, un grand soupir s'Ă©chappa de sa poitrine il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l'air au bout de ses bras d'oĂÂč pendaient des chaĂnes, et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit - " Salut d'abord Ă toi, Baal-EschmoĂ»n libĂ©rateur, que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et Ă vous, GĂ©nies des fontaines, de la lumiĂšre et des bois ! et Ă vous, Dieux cachĂ©s sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et Ă vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m'avez dĂ©livrĂ© ! " Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les Carthaginois l'avaient pris Ă la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin, il les fĂ©licita du banquet, tout en s'Ă©tonnant de n'y pas apercevoir les coupes de la LĂ©gion sacrĂ©e. Ces coupes, portant une vigne en Ă©meraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient Ă une milice exclusivement composĂ©e des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C'Ă©tait un privilĂšge, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trĂ©sors de la RĂ©publique n'Ă©tait plus convoitĂ© des Mercenaires. Ils dĂ©testaient la LĂ©gion Ă cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l'inconcevable plaisir d'y boire. Donc ils commandĂšrent d'aller chercher les coupes. Elles Ă©taient en dĂ©pĂÂŽt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites dormaient. - " Qu'on les rĂ©veille ! " rĂ©pondirent les Mercenaires. AprĂšs une seconde dĂ©marche, on leur expliqua qu'elles Ă©taient enfermĂ©es dans un temple. - " Qu'on l'ouvre ! " rĂ©pliquĂšrent-ils. Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avouĂ© qu'elles Ă©taient entre les mains du gĂ©nĂ©ral Giscon, ils s'Ă©criĂšrent - " Qu'il les apporte ! " Giscon, bientĂÂŽt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la LĂ©gion sacrĂ©e. Son ample manteau noir, retenu sur sa tĂÂȘte Ă une mitre d'or constellĂ©e de pierres prĂ©cieuses, et qui pendait tout Ă l'entour jusqu'aux sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n'apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier Ă larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine. Les soldats, quand il entra, le saluĂšrent d'une grande acclamation, tous criant - " Les coupes ! Les coupes ! " Il commença par dĂ©clarer que, si l'on considĂ©rait leur courage, ils en Ă©taient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant. Il le savait bien, lui qui les avait commandĂ©s lĂ -bas et qui Ă©tait revenu avec la derniĂšre cohorte sur la derniĂšre galĂšre ! - " C'est vrai ! c'est vrai ! " , disaient-ils. Cependant, continua Giscon, la RĂ©publique avait respectĂ© leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ils Ă©taient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la LĂ©gion sacrĂ©e, c'Ă©tait une propriĂ©tĂ© particuliĂšre. Tout Ă coup, prĂšs de Spendius, un Gaulois s'Ă©lança par-dessus les tables et courut droit Ă Giscon, qu'il menaçait en gesticulant avec deux Ă©pĂ©es nues. Le gĂ©nĂ©ral, sans s'interrompre, le frappa sur la tĂÂȘte de son lourd bĂÂąton d'ivoire le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les lĂ©gionnaires. Giscon haussa les Ă©paules en les voyant pĂÂąlir. Il songeait que son courage serait inutile contre ces bĂÂȘtes brutes, exaspĂ©rĂ©es. Il valait mieux plus tard s'en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe Ă ses soldats et s'Ă©loigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur cria qu'ils s'en repentiraient. Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les Ă©craser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgrĂ© leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, tout Ă coup, avec ses entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus fĂ©roces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait des lumiĂšres dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d'Hamilcar. OĂÂč Ă©tait-il ? Pourquoi les avoir abandonnĂ©s, la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n'Ă©taient sans doute qu'un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui et ils le maudissaient s'exaspĂ©rant les uns les autres par leur propre colĂšre. A ce moment-lĂ , il se fit un rassemblement sous les platanes. C'Ă©tait pour voir un nĂšgre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l'Ă©cume aux lĂšvres. Quelqu'un cria qu'il Ă©tait empoisonnĂ©. Tous se crurent empoisonnĂ©s. Ils tombĂšrent sur les esclaves ; une clameur Ă©pouvantable s'Ă©leva, et un vertige de destruction tourbillonna sur l'armĂ©e ivre. Ils frappaient au hasard, autour d'eux, ils brisaient, ils tuaient quelques-uns lancĂšrent des flambeaux dans les feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la balustrade des lions, les massacrĂšrent Ă coups de flĂšches ; les plus hardis coururent aux Ă©lĂ©phants, ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l'ivoire. Cependant des frondeurs balĂ©ares qui, pour piller plus commodĂ©ment, avaient tournĂ© l'angle du palais, furent arrĂÂȘtĂ©s par une haute barriĂšre faite en jonc des Indes. Ils coupĂšrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvĂšrent alors sous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de vĂ©gĂ©tations taillĂ©es. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une Ă une, dĂ©crivaient sur la terre couleur d'azur de longues paraboles, comme des fusĂ©es d'Ă©toiles. Les buissons, pleins de tĂ©nĂšbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d'arbre barbouillĂ©s de cinabre, qui ressemblaient Ă des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piĂ©destaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeĂÂątres emplissaient confusĂ©ment ces globes creux, comme d'Ă©normes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s'Ă©clairaient avec des torches, tout en trĂ©buchant sur la pente du terrain, profondĂ©ment labourĂ©. Mais ils aperçurent un petit lac, divisĂ© en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L'onde Ă©tait si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussiĂšre d'or. Elle se mit Ă bouillonner, des paillettes lumineuses glissĂšrent, et de gros poissons, qui portaient des pierreries Ă la gueule, apparurent vers la surface. Les soldats, en riant beaucoup, leur passĂšrent les doigts dans les ouĂÂŻes et les apportĂšrent sur les tables. C'Ă©taient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait Ă©clore l'oeuf mystique oĂÂč se cachait la DĂ©esse. L'idĂ©e de commettre un sacrilĂšge ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placĂšrent vite du feu sous des vases d'airain et s'amusĂšrent Ă regarder les beaux poissons se dĂ©battre dans l'eau bouillante. La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus peur. Ils recommençaient Ă boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s'appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient Ă l'entour leurs gros yeux ivres, pour dĂ©vorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient prendre. D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient Ă coups de pied les escabeaux d'ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mĂÂȘlaient au rĂÂąle des esclaves agonisant parmi les coupes brisĂ©es. Ils demandaient du vin, des viandes, de l'or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils dĂ©liraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux Ă©tuves, Ă cause de la buĂ©e qui flottait autour d'eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s'imaginaient ĂÂȘtre Ă la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bĂÂȘtes sauvages. L'incendie de l'un Ă l'autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d'oĂÂč s'Ă©chappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent Ă fumer. La clameur redoublait ; les lions blessĂ©s rugissaient dans l'ombre. Le palais s'Ă©claira d'un seul coup Ă sa plus haute terrasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme, la fille d'Hamilcar elle-mĂÂȘme, couverte de vĂÂȘtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier Ă©tage, puis le second, le troisiĂšme, et elle s'arrĂÂȘta sur la derniĂšre terrasse, au haut de l'escalier des galĂšres. Immobile et la tĂÂȘte basse, elle regardait les soldats. DerriĂšre elle, de chaque cĂÂŽtĂ©, se tenaient deux longues thĂ©ories d'hommes pĂÂąles, vĂÂȘtus de robes blanches Ă franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n'avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains Ă©tincelantes d'anneaux ils portaient d'Ă©normes lyres et chantaient tous, d'une voix aiguĂ, un hymne Ă la divinitĂ© de Carthage. C'Ă©taient les prĂÂȘtres eunuques du temple de Tanit, que SalammbĂÂŽ appelait souvent dans sa maison. Enfin elle descendit l'escalier des galĂšres. Les prĂÂȘtres la suivirent. Elle s'avança dans l'avenue des cyprĂšs, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer. Sa chevelure, poudrĂ©e d'un sable violet, et rĂ©unie en forme de tour selon la mode des vierges chananĂ©ennes, la faisait paraĂtre plus grande. Des tresses de perles attachĂ©es Ă ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les Ă©cailles d'une murĂšne. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, Ă©toilĂ©e de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaĂnette d'or pour rĂ©gler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillĂ© dans une Ă©toffe inconnue, traĂnait derriĂšre elle, faisant Ă chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait. Les prĂÂȘtres, de temps Ă autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque Ă©touffĂ©s, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaĂnette d'or avec le claquement rĂ©gulier de ses sandales en papyrus. Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu'elle vivait retirĂ©e dans des pratiques pieuses. Des soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, Ă genoux devant les Ă©toiles, entre les tourbillons des cassolettes allumĂ©es. C'Ă©tait la lune qui l'avait rendue si pĂÂąle, et quelque chose des Dieux l'enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delĂ des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tĂÂȘte, et tenait Ă sa main droite une petite lyre d'Ă©bĂšne. Ils l'entendaient murmurer - " Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obĂ©issant Ă ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des pĂ©pins de pastĂšques ! Le mystĂšre de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globules des fleuves. " Et elle les appelait par leurs noms, qui Ă©taient les noms des mois. - " Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar ! - Ah ! pitiĂ© pour moi, DĂ©esse ! " Les soldats, sans comprendre ce qu'elle disait, se tassaient autour d'elle. Ils s'Ă©bahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard Ă©pouvantĂ©, puis s'enfonçant la tĂÂȘte dans les Ă©paules en Ă©cartant les bras, elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois - " Qu'avez-vous fait ! qu'avez-vous fait ! - Vous aviez cependant, pour vous rĂ©jouir, du pain, des viandes, de l'huile, tout le malobathre des greniers ! J'avais fait venir des boeufs d'HĂ©catompyle, j'avais envoyĂ© des chasseurs dans le dĂ©sert ! " Sa voix s'enflait, ses joues s'empourpraient. Elle ajouta " OĂÂč ĂÂȘtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d'un maĂtre ? Et quel maĂtre ? le suffĂšte Hamilcar mon pĂšre, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c'est lui qui les a refusĂ©es Ă Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrĂ©es par nos victoires ! Continuez ! brĂ»lez-le ! J'emporterai avec moi le GĂ©nie de ma maison, mon serpent noir qui dort lĂ -haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je monte en galĂšre, il courra dans le sillage de mon navire sur l'Ă©cume des flots. " Ses narines minces palpitaient. Elle Ă©crasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s'alanguirent ; elle reprit - " Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n'as plus pour te dĂ©fendre les hommes forts d'autrefois, qui allaient au-delĂ des ocĂ©ans bĂÂątir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourĂ©es par tes rames, balançaient tes moissons. " Alors elle se mit Ă chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et pĂšre de sa famille. Elle disait l'ascension des montagnes d'Ersiphonie, le voyage Ă Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents - " Il poursuivait dans la forĂÂȘt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d'argent ; et il arriva dans une prairie oĂÂč des femmes, Ă croupe de dragon, se tenaient autour d'un grand feu, dressĂ©es sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pĂÂąle, et leurs langues Ă©carlates, fendues comme des harpons de pĂÂȘcheurs, s'allongeaient en se recourbant jusqu'au bord de la flamme. " Puis SalammbĂÂŽ, sans s'arrĂÂȘter, raconta comment Melkarth, aprĂšs avoir vaincu Masisabal, mit Ă la proue du navire sa tĂÂȘte coupĂ©e. - " A chaque battement des flots, elle s'enfonçait sous l'Ă©cume ; mais le soleil l'embaumait, elle se fit plus dure que l'or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l'eau. " Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananĂ©en que n'entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu'elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; - et montĂ©s autour d'elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tĂÂȘte, ils tĂÂąchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, Ă travers l'obscuritĂ© des thĂ©ogonies, comme des fantĂÂŽmes dans des nuages. Seuls, les prĂÂȘtres sans barbe comprenaient SalammbĂÂŽ. Leurs mains ridĂ©es, pendant sur les cordes des lyres, frĂ©missaient, et de temps Ă autre en tiraient un accord lugubre car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient Ă la fois d'Ă©motion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s'en souciaient ; ils Ă©coutaient toujours la vierge chanter. Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placĂ© aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceinture Ă©tait si hĂ©rissĂ©e de dards, qu'elle faisait une bosse dans son large manteau, nouĂ© Ă ses tempes par un lacet de cuir. L'Ă©toffe, bĂÂąillant sur ses Ă©paules, enveloppait d'ombre son visage, et l'on n'apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C'Ă©tait par hasard qu'il se trouvait au festin, - son pĂšre le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour prĂ©parer des alliances ; mais depuis six mois que Narr'Havas y logeait, il n'avait point encore aperçu SalammbĂÂŽ ; et, assis sur les talons, la barbe baissĂ©e vers les hampes de ses javelots, il la considĂ©rait en Ă©cartant les narines comme un lĂ©opard qui est accroupi dans les bambous. De l'autre cĂÂŽtĂ© des tables se tenait un Libyen de taille colossale et Ă courts cheveux noirs frisĂ©s. Il n'avait gardĂ© que sa jaquette militaire, dont les lames d'airain dĂ©chiraient la pourpre du lit. Un collier Ă lune d'argent s'embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des Ă©claboussures de sang lui tachetaient la face, il s'appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il souriait. SalammbĂÂŽ n'en Ă©tait plus au rythme sacrĂ©. Elle employait simultanĂ©ment tous les idiomes des Barbares, dĂ©licatesse de femme pour attendrir leur colĂšre. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les NĂšgres ; et chacun en l'Ă©coutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. EmportĂ©e par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s'enflammait Ă la lueur des Ă©pĂ©es nues ; elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; - et pressant son coeur Ă deux mains, elle resta quelques minutes les paupiĂšres closes Ă savourer l'agitation de tous ces hommes. MĂÂątho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elle s'en approcha, et, poussĂ©e par la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d'or un long jet de vin pour se rĂ©concilier avec l'armĂ©e. - " Bois ! " dit-elle. Il prit la coupe et il la portait Ă ses lĂšvres quand un Gaulois, le mĂÂȘme que Giscon avait blessĂ©, le frappa sur l'Ă©paule, tout en dĂ©bitant d'un air jovial des plaisanteries dans la langue de son pays. Spendius n'Ă©tait pas loin ; il s'offrit Ă les expliquer. - " Parle ! " dit MĂÂątho. - " Les Dieux te protĂšgent, tu vas devenir riche. A quand les noces ? " - " Quelles noces ? " - " Les tiennes ! car chez nous " , dit le Gaulois, lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa couche. " Il n'avait pas fini que Narr'Havas, en bondissant, tira un javelot de sa ceinture, et appuyĂ© du pied droit sur le bord de la table, il le lança contre MĂÂątho. Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le bras du Libyen, le cloua sur la nappe si fortement, que la poignĂ©e en tremblait dans l'air. MĂÂątho l'arracha vite ; mais il n'avait pas d'armes, il Ă©tait nu ; enfin, levant Ă deux bras la table surchargĂ©e, il la jeta contre Narr'Havas tout au milieu de la foule qui se prĂ©cipitait entre eux. Les soldats et les Numides se serraient Ă ne pouvoir tirer leurs glaives. MĂÂątho avançait en donnant de grands coups avec sa tĂÂȘte. Quand il la releva, Narr'Havas avait disparu. Il le chercha des yeux. SalammbĂÂŽ aussi Ă©tait partie. Alors sa vue se tournant sur le palais, il aperçut tout en haut la porte rouge Ă croix noire qui se refermait. Il s'Ă©lança. On le vit courir entre les proues des galĂšres, puis rĂ©apparaĂtre le long des trois escaliers jusqu'Ă la porte rouge qu'il heurta de tout son corps. En haletant, il s'appuya contre le mur pour ne pas tomber. Un homme l'avait suivi, et, Ă travers les tĂ©nĂšbres, car les lueurs du festin Ă©taient cachĂ©es par l'angle du palais, il reconnut Spendius. - " Va-t'en ! " dit-il. L'esclave, sans rĂ©pondre, se mit avec ses dents Ă dĂ©chirer sa tunique ; puis s'agenouillant auprĂšs de MĂÂątho il lui prit le bras dĂ©licatement, et il le palpait dans l'ombre pour dĂ©couvrir la blessure. Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages, Spendius aperçut au milieu du bras une plaie bĂ©ante. Il roula tout autour le morceau d'Ă©toffe ; mais l'autre, s'irritant, disait " Laisse-moi ! Laisse-moi ! " - " Oh ! non ! " reprit l'esclave. " Tu m'as dĂ©livrĂ© de l'ergastule. Je suis Ă toi ! tu es mon maĂtre ! ordonne ! " MĂÂątho, en frĂÂŽlant les murs, fit le tour de la terrasse. Il tendait l'oreille Ă chaque pas, et, par l'intervalle des roseaux dorĂ©s, plongeait ses regards dans les appartements silencieux. Enfin il s'arrĂÂȘta d'un air dĂ©sespĂ©rĂ©. - " Ecoute ! " lui dit l'esclave. " Oh ! ne me mĂ©prise pas pour ma faiblesse ! J'ai vĂ©cu dans le palais. Je peux, comme une vipĂšre, me couler entre les murs. Viens ! Il y a dans la Chambre des AncĂÂȘtres un lingot d'or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit Ă leurs tombeaux. " - " Eh ! qu'importe ! " dit MĂÂątho. Spendius se tut. Ils Ă©taient sur la terrasse. Une masse d'ombre Ă©norme s'Ă©talait devant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots gigantesques d'un ocĂ©an noir pĂ©trifiĂ©. Mais une barre lumineuse s'Ă©leva du cĂÂŽtĂ© de l'Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de MĂ©gara commençaient Ă rayer de leurs sinuositĂ©s blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu Ă peu, se dĂ©coupaient sur la pĂÂąleur de l'aube ; et tout autour de la pĂ©ninsule carthaginoise une ceinture d'Ă©cume blanche oscillait tandis que la mer couleur d'Ă©meraude semblait comme figĂ©e dans la fraĂcheur du matin. Puis Ă mesure que le ciel rose allait s'Ă©largissant, les hautes maisons inclinĂ©es sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient telles qu'un troupeau de chĂšvres noires qui descend des montagnes. Les rues dĂ©sertes s'allongeaient ; les palmiers, çà et lĂ sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l'air de boucliers d'argent perdus dans les cours, le phare du promontoire Hennormaeum commençait Ă pĂÂąlir. Tout en haut de l'Acropole, dans le bois de cyprĂšs, les chevaux d'EschmoĂ»n, sentant venir la lumiĂšre, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du cĂÂŽtĂ© du soleil. Il parut ; Spendius, levant les bras, poussa un cri. Tout s'agitait dans une rougeur Ă©pandue, car le Dieu, comme se dĂ©chirant, versait Ă pleins rayons sur Carthage la pluie d'or de ses veines. Les Ă©perons des galĂšres Ă©tincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l'on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s'ouvraient. Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargĂ©s de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des cigognes s'envolĂšrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrĂ©es, et Ă la pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d'argile commençaient Ă fumer. Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dents claquaient, il rĂ©pĂ©tait - " Ah ! oui... oui ... maĂtre ! je comprends pourquoi tu dĂ©daignais tout Ă l'heure le pillage de la maison. " MĂÂątho fut comme rĂ©veillĂ© par le sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit - " Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les possĂšdent n'ont mĂÂȘme pas de fer pour les dĂ©fendre ! " Alors, lui faisant voir de sa main droite Ă©tendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du mĂÂŽle, sur le sable, pour chercher des paillettes d'or - " Tiens ! " lui dit-il, " la RĂ©publique est comme ces misĂ©rables courbĂ©e au bord des ocĂ©ans, elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle n'entendrait pas venir par-derriĂšre le talon d'un maĂtre ! " Il entraĂna MĂÂątho tout Ă l'autre bout de la terrasse, et lui montrant le jardin oĂÂč miroitaient au soleil les Ă©pĂ©es des soldats suspendues dans les arbres. - " Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspĂ©rĂ©e ! et rien ne les attache Ă Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux ! " MĂÂątho restait appuyĂ© contre le mur ; Spendius, se rapprochant, poursuivit Ă voix basse - " Me comprends-tu, soldat ? Nous nous promĂšnerions couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums ; j'aurais des esclaves Ă mon tour ! N'es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre la trompette ? Tu te reposeras plus tard, n'est-ce pas ? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours ! ou peut-ĂÂȘtre, t'appuyant sur un bĂÂąton, aveugle, boiteux, dĂ©bile, tu t'en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la discipline et l'Ă©ternelle menace de la croix ! AprĂšs tant de misĂšres on t'a donnĂ© un collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des ĂÂąnes une ceinture de grelots pour les Ă©tourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l'avais voulu, pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraĂches, au son des lyres, couchĂ© sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes ! Ne me dis pas que l'entreprise est impossible ! Est-ce que les Mercenaires, dĂ©jĂ , n'ont pas possĂ©dĂ© Rheggium et d'autres places fortes en Italie ! Qui t'empĂÂȘche ? ! Hamilcar est absent ; le peuple exĂšcre les Riches ; Giscon ne peut rien sur les lĂÂąches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi ! ils t'obĂ©iront. Commande-les ! Carthage est Ă nous ; jetons-nous-y ! " - " Non ! " dit MĂÂątho, " la malĂ©diction de Moloch pĂšse sur moi. Je l'ai senti Ă ses yeux, et tout Ă l'heure j'ai vu dans un temple un bĂ©lier noir qui reculait. " Il ajouta, en regardant autour de lui " OĂÂč est-elle ? " Spendius comprit qu'une inquiĂ©tude immense l'occupait ; il n'osa plus parler. Les arbres derriĂšre eux fumaient encore ; de leurs branches noircies, des carcasses de singes Ă demi-brĂ»lĂ©es tombaient de temps Ă autre au milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la bouche ouverte Ă cĂÂŽtĂ© des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tĂÂȘte, Ă©blouis par le jour. Le sol piĂ©tinĂ© disparaissait sous des flaques rouges. Les Ă©lĂ©phants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment rĂ©pandus, et sous la porte une ligne Ă©paisse de chariots amoncelĂ©s par les Barbares ; les paons juchĂ©s dans les cĂšdres dĂ©ployaient leur queue et se mettaient Ă crier. Cependant l'immobilitĂ© de MĂÂątho Ă©tonnait Spendius, il Ă©tait encore plus pĂÂąle que tout Ă l'heure, et, les prunelles fixes, il suivait quelque chose Ă l'horizon, appuyĂ© des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par dĂ©couvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait au loin dans la poussiĂšre sur la route d'Utique ; c'Ă©tait le moyeu d'un char attelĂ© de deux mulets ; un esclave courait Ă la tĂÂȘte du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les criniĂšres des bĂÂȘtes bouffaient entre leurs oreilles Ă la mode persique, sous un rĂ©seau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri. Un grand voile, par-derriĂšre, flottait au vent. - Chapitre 2 A SICCA - Deux jours aprĂšs, les Mercenaires sortirent de Carthage. On leur avait donnĂ© Ă chacun une piĂšce d'or, sous la condition qu'ils iraient camper Ă Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses - " Vous ĂÂȘtes les sauveurs de Carthage ! Mais vous l'affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable. Eloignez-vous ! La RĂ©publique, plus tard, vous saura grĂ© de cette condescendance. Nous allons immĂ©diatement lever des impĂÂŽts ; votre solde sera complĂšte, et l'on Ă©quipera des galĂšres qui vous reconduiront dans vos patries. " Ils ne savaient que rĂ©pondre Ă tant de discours. Ces hommes, accoutumĂ©s Ă la guerre, s'ennuyaient dans le sĂ©jour d'une ville ; on n'eut pas de mal Ă les convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les voir s'en aller. Ils dĂ©filĂšrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta, pĂÂȘle-mĂÂȘle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures Ă©taient bosselĂ©es par les catapultes et leurs visages noircis par le hĂÂąle des batailles. Des cris rauques sortaient des barbes Ă©paisses ; leurs cottes de mailles dĂ©chirĂ©es battaient sur les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches, les Ă©pieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait Ă la fois d'un seul mouvement. Ils emplissaient la rue Ă faire craquer les murs, et cette longue masse de soldats en armes s'Ă©panchait entre les hautes maisons Ă six Ă©tages, barbouillĂ©es de bitume. DerriĂšre leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tĂÂȘte couverte d'un voile, regardaient en silence les Barbares passer. Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois, habillĂ©e de vĂÂȘtements noirs. Les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude, et des enfants presque nus, dont la peau brillait sous leurs bracelets de cuivre, gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Quelques-uns des Anciens s'Ă©taient postĂ©s sur la plate-forme des tours, et l'on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place en place, un personnage Ă barbe longue, dans une attitude rĂÂȘveuse. Il apparaissait de loin sur le fond du ciel, vague comme un fantĂÂŽme, et immobile comme les pierres. Tous, cependant, Ă©taient oppressĂ©s par la mĂÂȘme inquiĂ©tude ; on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s'enhardirent et se mĂÂȘlĂšrent aux soldats. On les accablait de serments, d'Ă©treintes. Quelques-uns mĂÂȘme les engageaient Ă ne pas quitter la ville, par exagĂ©ration de politique et audace d'hypocrisie. On leur jetait des parfums, des fleurs et des piĂšces d'argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies ; mais on avait crachĂ© dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermĂ© dedans des poils de chacal qui rendent le coeur lĂÂąche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malĂ©diction. Puis vint la cohue des bagages, des bĂÂȘtes de somme et des traĂnards. Des malades gĂ©missaient sur des dromadaires ; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur le tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers de viande, des gĂÂąteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des parasols Ă la main, avec des perroquets sur l'Ă©paule. Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthĂšres. Des femmes de race Libyque, montĂ©es sur des ĂÂąnes, invectivaient les nĂ©gresses qui avaient abandonnĂ© pour les soldats les lupanars de Malqua plusieurs allaitaient des enfants suspendus Ă leur poitrine dans une laniĂšre de cuir. Les mulets, que l'on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l'Ă©chine sous le fardeau des tentes ; et il y avait une quantitĂ© de valets et de porteurs d'eau, hĂÂąves, jaunis par les fiĂšvres et tout sales de vermine, Ă©cume de la plĂšbe carthaginoise, qui s'attachait aux Barbares. Quand ils furent passĂ©s, on ferma les portes derriĂšre eux, le peuple ne descendit pas des murs ; l'armĂ©e se rĂ©pandit bientĂÂŽt sur la largeur de l'isthme. Elle se divisait par masses inĂ©gales. Puis les lances apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se perdit dans une traĂnĂ©e de poussiĂšre ; ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage, n'apercevaient plus que ses longues murailles, dĂ©coupant au bord du ciel leurs crĂ©neaux vides. Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que quelques-uns d'entre eux, restĂ©s dans la ville car ils ne savaient pas leur nombre, s'amusaient Ă piller un temple. Ils rirent beaucoup Ă cette idĂ©e, puis continuĂšrent leur chemin. Ils Ă©taient joyeux de se retrouver, comme autrefois, marchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins - " Avec ma lance et mon Ă©pĂ©e, je laboure et je moissonne ; c'est moi qui suis le maĂtre de la maison ! L'homme dĂ©sarmĂ© tombe Ă mes genoux et m'appelle Seigneur et Grand-Roi. " Ils criaient, sautaient, les plus gais commençaient des histoires ; le temps des misĂšres Ă©tait fini. En arrivant Ă Tunis, quelques-uns remarquĂšrent qu'il manquait une troupe de frondeurs balĂ©ares. Ils n'Ă©taient pas loin, sans doute on n'y pensa plus. Les uns allĂšrent loger dans les maisons, les autres campĂšrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats. Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brĂ»laient Ă l'horizon, du cĂÂŽtĂ© de Carthage ; ces lueurs, comme des torches gĂ©antes, s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l'armĂ©e, ne pouvait dire quelle fĂÂȘte on cĂ©lĂ©brait. Les Barbares, le lendemain, traversĂšrent une campagne toute couverte de cultures. Les mĂ©tairies des patriciens se succĂ©daient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par-derriĂšre. Un vent chaud soufflait. Des camĂ©lĂ©ons rampaient sur les feuilles larges des cactus. Les Barbares se ralentirent. Ils s'en allaient par dĂ©tachements isolĂ©s, ou se traĂnaient les uns aprĂšs les autres Ă de longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec stupĂ©faction les grandes cornes des boeufs artificiellement tordues, les brebis revĂÂȘtues de peaux pour protĂ©ger leur laine, les sillons qui s'entrecroisaient de maniĂšre Ă former des losanges, et les socs de charrues pareils Ă des ancres de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les Ă©blouissaient. Le soir, ils s'Ă©tendirent sur les tentes sans les dĂ©plier ; et, tout en s'endormant la figure aux Ă©toiles, ils regrettaient le festin d'Hamilcar. Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d'une riviĂšre, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils jetĂšrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils se lavaient en criant, ils puisaient dans leur casque, et d'autres buvaient Ă plat ventre, tout au milieu des bĂÂȘtes de somme, dont les bagages tombaient. Spendius, assis sur un dromadaire volĂ© dans les parcs d'Hamilcar, aperçut de loin MĂÂątho, qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tĂÂȘte et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l'eau couler. AussitĂÂŽt il courut Ă travers la foule, en l'appelant - " MaĂtre ! maĂtre ! " A peine si MĂÂątho le remercia de ses bĂ©nĂ©dictions. Spendius n'y prenant garde se mit Ă marcher derriĂšre lui, et, de temps Ă autre, il tournait des yeux inquiets du cĂÂŽtĂ© de Carthage. C'Ă©tait le fils d'un rhĂ©teur grec et d'une prostituĂ©e campanienne. Il s'Ă©tait d'abord enrichi Ă vendre des femmes ; puis, ruinĂ© par un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec les pĂÂątres du Samnium. On l'avait pris, il s'Ă©tait Ă©chappĂ© ; on l'avait repris, et il avait travaillĂ© dans les carriĂšres, haletĂ© dans les Ă©tuves, criĂ© dans les supplices, passĂ© par bien des maĂtres, connu toutes les fureurs. Un jour enfin, par dĂ©sespoir il s'Ă©tait lancĂ© Ă la mer du haut de la trirĂšme oĂÂč il poussait l'aviron. Des matelots d'Hamilcar l'avaient recueilli mourant et amenĂ© Ă Carthage dans l'ergastule de MĂ©gara. Mais comme on devait rendre aux Romains leurs transfuges, il avait profitĂ© du dĂ©sordre pour s'enfuir avec les soldats. Pendant toute la route, il resta prĂšs de MĂÂątho ; il lui apportait Ă manger, il le soutenait pour descendre, il Ă©tendait un tapis, le soir, sous sa tĂÂȘte. MĂÂątho finit par s'Ă©mouvoir de ces prĂ©venances, et peu Ă peu il desserra les lĂšvres. Il Ă©tait nĂ© dans le golfe des Syrtes. Son pĂšre l'avait conduit en pĂšlerinage au temple d'Ammon. Puis il avait chassĂ© les Ă©lĂ©phants dans les forĂÂȘts des Garamantes. Ensuite, il s'Ă©tait engagĂ© au service de Carthage. On l'avait nommĂ© tĂ©trarque Ă la prise de DrĂ©panum. La RĂ©publique lui devait quatre chevaux, vingt-trois mĂ©dines de froment et la solde d'un hiver. Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie. Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu'il avait visitĂ©s, et il connaissait beaucoup de choses il savait faire des sandales, des Ă©pieux, des filets, apprivoiser les bĂÂȘtes farouches et cuire des poissons. Parfois s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri rauque ; le mulet de MĂÂątho pressait son allure ; les autres se hĂÂątaient pour les suivre, puis Spendius recommençait, toujours agitĂ© par son angoisse. Elle se calma, le soir du quatriĂšme jour. Ils marchaient cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, Ă la droite de l'armĂ©e, sur le flanc d'une colline ; la plaine, en bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats dĂ©filant au-dessous d'eux faisaient dans l'ombre des ondulations. De temps Ă autre elles passaient sur les Ă©minences Ă©clairĂ©es par la lune ; alors une Ă©toile tremblait Ă la pointe des piques, les casques un instant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait d'autres, continuellement. Au loin, des troupeaux rĂ©veillĂ©s bĂÂȘlaient, et quelque chose d'une douceur infinie semblait s'abattre sur la terre. Spendius, la tĂÂȘte renversĂ©e et les yeux Ă demi clos, aspirait avec de grands soupirs la fraĂcheur du vent ; il Ă©cartait les bras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps. Des espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il colla sa main contre sa bouche afin d'arrĂÂȘter ses sanglots, et, Ă demi pĂÂąmĂ© d'ivresse, il abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait Ă grands pas rĂ©guliers. MĂÂątho Ă©tait retombĂ© dans sa tristesse ses jambes pendaient jusqu'Ă terre, et les herbes, en fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflement continu. Cependant, la route s'allongeait sans jamais en finir. A l'extrĂ©mitĂ© d'une plaine, toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallĂ©e, et les montagnes qui semblaient boucher l'horizon, Ă mesure que l'on approchait d'elles, se dĂ©plaçaient comme en glissant. De temps Ă autre, une riviĂšre apparaissait dans la verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines. Parfois, se dressait un Ă©norme rocher, pareil Ă la proue d'un vaisseau ou au piĂ©destal de quelque colosse disparu. On rencontrait, Ă des intervalles rĂ©guliers, de petits temples quadrangulaires, servant aux stations des pĂšlerins qui se rendaient Ă Sicca. Ils Ă©taient fermĂ©s comme des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la porte. Personne de l'intĂ©rieur ne rĂ©pondait. Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout Ă coup sur des bandes de sable, hĂ©rissĂ©es de bouquets Ă©pineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme, la taille ceinte d'une toison bleue, les gardait. Elle s'enfuyait en poussant des cris, dĂšs qu'elle apercevait entre les rochers les piques des soldats. Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordĂ© par deux chaĂnes de monticules rougeĂÂątres, quand une odeur nausĂ©abonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire une tĂÂȘte de lion se dressait au-dessus des feuilles. Ils y coururent. C'Ă©tait un lion, attachĂ© Ă une croix par les quatre membres comme un criminel. Son mufle Ă©norme lui retombait sur la poitrine, et ses deux pattes antĂ©rieures, disparaissant Ă demi sous l'abondance de sa criniĂšre, Ă©taient largement Ă©cartĂ©es comme les deux ailes d'un oiseau. Ses cĂÂŽtes, une Ă une, saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derriĂšre, clouĂ©es l'une contre l'autre, remontaient un peu ; et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait amassĂ© des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix. Les soldats se divertirent autour ; ils l'appelaient consul et citoyen de Rome et lui jetĂšrent des cailloux dans les yeux, pour faire envoler les moucherons. Cent pas plus loin ils en virent deux autres, puis tout Ă coup parut une longue file de croix supportant des lions. Les uns Ă©taient morts depuis si longtemps qu'il ne restait plus contre le bois que les dĂ©bris de leurs squelettes ; d'autres Ă moitiĂ© rongĂ©s tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait d'Ă©normes, l'arbre de la croix pliait sous eux et ils se balançaient au vent, tandis que sur leur tĂÂȘte des bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air, sans jamais s'arrĂÂȘter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bĂÂȘte fĂ©roce ; ils espĂ©raient par cet exemple terrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombĂšrent dans un long Ă©tonnement. " Quel est ce peuple, pensaient-ils, qui s'amuse Ă crucifier les lions ! " Ils Ă©taient, d'ailleurs, les hommes du Nord surtout, vaguement inquiets, troublĂ©s, malades dĂ©jĂ , ils se dĂ©chiraient les mains aux dards des aloĂšs ; de grands moustiques bourdonnaient Ă leurs oreilles, et les dysenteries commençaient dans l'armĂ©e. Ils s'ennuyaient de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et d'atteindre le dĂ©sert, la contrĂ©e des sables et des Ă©pouvantements. Beaucoup mĂÂȘme ne voulaient plus avancer. D'autres reprirent le chemin de Carthage. Enfin le septiĂšme jour, aprĂšs avoir suivi pendant longtemps la base d'une montagne, on tourna brusquement Ă droite ; alors apparut une ligne de murailles posĂ©e sur des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain la ville entiĂšre se dressa ; des voiles bleus, jaunes et blancs s'agitaient sur les murs, dans la rougeur du soir. C'Ă©taient les prĂÂȘtresses de Tanit, accourues pour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangĂ©es sur le long du rempart, en frappant des tambourins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et les rayons du soleil, qui se couchait par- derriĂšre, dans les montagnes de la Numidie, passaient entre les cordes des harpes oĂÂč s'allongeaient leurs bras nus. Les instruments, par intervalles, se taisaient tout Ă coup, et un cri strident Ă©clatait, prĂ©cipitĂ©, furieux, continu, sorte d'aboiement qu'elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins de la bouche. D'autres restaient accoudĂ©es, le menton dans la main, et plus immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux noirs sur l'armĂ©e qui montait. Bien que Sicca fĂ»t une ville sacrĂ©e, elle ne pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses dĂ©pendances en occupait, seul, la moitiĂ©. Aussi les Barbares s'Ă©tablirent dans la plaine tout Ă leur aise, ceux qui Ă©taient disciplinĂ©s par troupes rĂ©guliĂšres, et les autres, par nations ou d'aprĂšs leur fantaisie. Les Grecs alignĂšrent sur des rangs parallĂšles leurs tentes de peaux ; les IbĂ©riens disposĂšrent en cercle leurs pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ; les Libyens des cabanes de pierres sĂšches, et les NĂšgres creusĂšrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant oĂÂč se mettre, erraient au milieu des bagages, et la nuit couchaient par terre dans leurs manteaux trouĂ©s. La plaine se dĂ©veloppait autour d'eux, toute bordĂ©e de montagnes. ĂâĄĂ et lĂ un palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et des chĂÂȘnes tachetaient les flancs des prĂ©cipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle qu'une longue Ă©charpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d'azur et de sĂ©rĂ©nitĂ© ; puis un vent tiĂšde chassait des tourbillons de poussiĂšre ; - et un ruisseau descendait en cascade des hauteurs de Sicca oĂÂč se dressait, avec sa toiture d'or sur des colonnes d'airain, le temple de la VĂ©nus carthaginoise, dominatrice de la contrĂ©e. Elle semblait l'emplir de son ĂÂąme. Par ces convulsions des terrains, ces alternatives de la tempĂ©rature et ces jeux de la lumiĂšre, elle manifestait l'extravagance de sa force avec la beautĂ© de son Ă©ternel sourire. Les montagnes, Ă leur sommet, avaient la forme d'un croissant ; d'autres ressemblaient Ă des poitrines de femme tendant leurs seins gonflĂ©s, et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui Ă©tait plein de dĂ©lices. Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'Ă©tait achetĂ© un esclave. Tout le long du jour il dormait Ă©tendu devant la tente de MĂÂątho. Souvent il se rĂ©veillait croyant dans son rĂÂȘve entendre siffler les laniĂšres ; alors, en souriant, il se passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, Ă la place oĂÂč les fers avaient longtemps portĂ© ; puis il se rendormait. MĂÂątho acceptait sa compagnie, et quand il sortait, Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur ; ou bien MĂÂątho nonchalamment s'appuyait du bras sur son Ă©paule, car Spendius Ă©tait petit. Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. MĂÂątho tressaillit. - " Ton Ă©pĂ©e ! " s'Ă©cria-t-il ; " je veux le tuer ! " - " Pas encore ! " fit Spendius en l'arrĂÂȘtant. DĂ©jĂ Narr'Havas s'avançait vers lui. Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la colĂšre qu'il avait eue sur l'ivresse du festin ; puis il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares. Etait-ce pour les trahir ou bien la RĂ©publique ? se demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de tous les dĂ©sordres, il savait grĂ© Ă Narr'Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait. Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s'attacher MĂÂątho. Il lui envoyait des chĂšvres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'autruche. Le Libyen, Ă©bahi de ces caresses, hĂ©sitait Ă y rĂ©pondre ou Ă s'en exaspĂ©rer. Mais Spendius l'apaisait, et MĂÂątho se laissait gouverner par l'esclave, - toujours irrĂ©solu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir. Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha continuellement derriĂšre lui ; et ils revinrent sans qu'on eĂ»t tirĂ© le poignard. Une autre fois, Narr'Havas les entraĂna fort loin, jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivĂšrent dans une gorge Ă©troite ; Narr'Havas sourit en leur dĂ©clarant qu'il ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva. Mais le plus souvent MĂÂątho, mĂ©lancolique comme un augure, s'en allait dĂšs le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'Ă©tendait sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile. Il consulta l'un aprĂšs l'autre tous les devins de l'armĂ©e, ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les Ă©toiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et du venin de vipĂšre qui glace le coeur ; des femmes nĂšgres, en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquĂšrent la peau du front avec des stylets d'or ; il se chargeait de colliers et d'amulettes il invoqua tour Ă tour Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la VĂ©nus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente. Spendius l'entendait gĂ©mir et parler tout seul. Une nuit il entra. MĂÂątho, nu comme un cadavre, Ă©tait couchĂ© Ă plat ventre sur une peau de lion, la face dans les deux mains, une lampe suspendue Ă©clairait ses armes, accrochĂ©es sur sa tĂÂȘte contre le mĂÂąt de la tente. - " Tu souffres ? " lui dit l'esclave. " Que te faut-il ? rĂ©ponds-moi ! - " et il le secoua par l'Ă©paule en l'appelant plusieurs fois " MaĂtre ! maĂtre ! ... " Enfin MĂÂątho leva vers lui de grands yeux troubles. - " Ecoute ! " fit-il Ă voix basse, avec un doigt sur les lĂšvres. " C'est une colĂšre des Dieux ! la fille d'Hamilcar me poursuit ! J'en ai peur, Spendius ! " Il se serrait contre sa poitrine, comme un enfant Ă©pouvantĂ© par un fantĂÂŽme. - " Parle-moi ! je suis malade ! je veux guĂ©rir ! j'ai tout essayĂ© ! Mais toi, tu sais peut-ĂÂȘtre des Dieux plus forts ou quelque invocation irrĂ©sistible ? " - " Pour quoi faire ? " demanda Spendius. Il rĂ©pondit, en se frappant la tĂÂȘte avec ses deux poings - " Pour m'en dĂ©barrasser ! " Puis il se disait, se parlant Ă lui-mĂÂȘme, avec de longs intervalles - " Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu'elle aura promis aux Dieux ? .... Elle me tient attachĂ© par une chaĂne que l'on n'aperçoit pas. Si je marche, c'est qu'elle avance ; quand je m'arrĂÂȘte, elle se repose ! Ses yeux me brĂ»lent, j'entends sa voix. Elle m'environne, elle me pĂ©nĂštre. Il me semble qu'elle est devenue mon ĂÂąme ! " Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d'un ocĂ©an sans bornes ! Elle est lointaine et tout inaccessible ! La splendeur de sa beautĂ© fait autour d'elle un nuage de lumiĂšre ; et je crois, par moments, ne l'avoir jamais vue... qu'elle n'existe pas... et que tout cela est un songe ! " MĂÂątho pleurait ainsi dans les tĂ©nĂšbres ; les Barbares dormaient. Spendius, en le regardant, se rappelait les jeunes hommes qui, avec des vases d'or dans les mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait par les villes son troupeau de courtisanes ; une pitiĂ© l'Ă©mut, et il dit - " Sois fort, mon maĂtre ! Appelle ta volontĂ© et n'implore plus les Dieux, car ils ne se dĂ©tournent pas aux cris des hommes ! Te voilĂ pleurant comme un lĂÂąche ! Tu n'es donc pas humiliĂ© qu'une femme te fasse tant souffrir ! " - " Suis-je un enfant ? " dit MĂÂątho. " Crois-tu que je m'attendrisse encore Ă leur visage et Ă leurs chansons ? Nous en avions Ă DrĂ©panum pour balayer nos Ă©curies. J'en ai possĂ©dĂ© au milieu des assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore ! .... Mais celle-lĂ , Spendius, celle-lĂ ! ... " L'esclave l'interrompit - " Si elle n'Ă©tait pas la fille d'Hamilcar... " - " Non ! " s'Ă©cria MĂÂątho. " Elle n'a rien d'une autre fille des hommes ! As-tu vu ses grands yeux sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe ? Rappelle-toi quand elle a paru, tous les flambeaux ont pĂÂąli. Entre les diamants de son collier, des places sur sa poitrine nue resplendissaient ; on sentait derriĂšre elle comme l'odeur d'un temple, et quelque chose s'Ă©chappait de tout son ĂÂȘtre qui Ă©tait plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle marchait cependant, et puis elle s'est arrĂÂȘtĂ©e. Il resta bĂ©ant, la tĂÂȘte basse, les prunelles fixes. - " Mais je la veux ! il me la faut ! j'en meurs ! A l'idĂ©e de l'Ă©treindre dans mes bras, une fureur de joie m'emporte, et cependant je la hais, Spendius ! je voudrais la battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre pour devenir son esclave. Tu l'as Ă©tĂ©, toi ! Tu pouvais l'apercevoir parle- moi d'elle ! Toutes les nuits, n'est-ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! les pierres doivent frĂ©mir sous ses sandales et les Ă©toiles se pencher pour la voir ! " Il retomba tout en fureur, et rĂÂąlant comme un taureau blessĂ©. Puis MĂÂątho chanta " Il poursuivait dans la forĂÂȘt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent. " Et en traĂnant la voix, il imitait la voix de SalammbĂÂŽ, tandis que ses mains Ă©tendues faisaient comme deux mains lĂ©gĂšres sur les cordes d'une lyre. A toutes les consolations de Spendius, il lui rĂ©pĂ©tait les mĂÂȘmes discours ; leurs nuits se passaient dans ces gĂ©missements et ces exhortations. MĂÂątho voulut s'Ă©tourdir avec du vin. AprĂšs ses ivresses il Ă©tait plus triste encore. Il essaya de se distraire aux osselets, et il perdit une Ă une les plaques d'or de son collier. Il se laissa conduire chez les servantes de la DĂ©esse ; mais il descendit la colline en sanglotant, comme ceux qui s'en reviennent des funĂ©railles. Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillages, discourant au milieu des soldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses. Il jonglait avec des poignards, il allait pour les malades cueillir des herbes dans les champs. Il Ă©tait facĂ©tieux, subtil, plein d'inventions et de paroles ; les Barbares s'accoutumaient Ă ses services ; il s'en faisait aimer. Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur apporterait, sur des mulets, des corbeilles chargĂ©es d'or ; et toujours recommençant le mĂÂȘme calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa vie ; ils auraient des concubines, des esclaves, des terres ; d'autres voulaient enfouir leur trĂ©sor ou le risquer sur un vaisseau. Mais dans ce dĂ©soeuvrement les caractĂšres s'irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre les cavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et l'on Ă©tait sans cesse Ă©tourdi par la voix aigre des femmes. Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque nus, avec des herbes sur la tĂÂȘte pour se garantir du soleil ; c'Ă©taient les dĂ©biteurs des riches Carthaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui s'Ă©taient Ă©chappĂ©s. Des Libyens affluaient, des paysans ruinĂ©s par les impĂÂŽts, des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des marchands, tous les vendeurs de vin et d'huile, furieux de n'ĂÂȘtre pas payĂ©s, s'en prenaient Ă la RĂ©publique ; Spendius dĂ©clamait contre elle. BientĂÂŽt les vivres diminuĂšrent. On parlait de se porter en masse sur Carthage et d'appeler les Romains. Un soir, Ă l'heure du souper, on entendit des sons lourds et fĂÂȘlĂ©s qui se rapprochaient, et, au loin, quelque chose de rouge apparut dans les ondulations du terrain. C'Ă©tait une grande litiĂšre de pourpre, ornĂ©e aux angles par des bouquets de plumes d'autruche. Des chaĂnes de cristal, avec des guirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermĂ©e. Des chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue Ă leur poitrail, et l'on apercevait autour d'eux des cavaliers ayant une armure en Ă©cailles d'or depuis les talons jusqu'aux Ă©paules. Ils s'arrĂÂȘtĂšrent Ă trois cents pas du camp, pour retirer des Ă©tuis qu'ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et leur casque Ă la bĂ©otienne. Quelques-uns restĂšrent avec les chameaux ; les autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la RĂ©publique parurent, c'est- Ă -dire des bĂÂątons de bois bleu, terminĂ©s par des tĂÂȘtes de cheval ou des pommes de pins. Les Barbares se levĂšrent tous, en applaudissant ; les femmes se prĂ©cipitaient vers les gardes de la LĂ©gion et leur baisaient les pieds. La litiĂšre s'avançait sur les Ă©paules de douze NĂšgres, qui marchaient d'accord Ă petits pas rapides. Ils allaient de droite et de gauche, au hasard, embarrassĂ©s par les cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les trĂ©pieds oĂÂč cuisaient les viandes. Quelquefois une main grasse, chargĂ©e de bagues, entrouvrait la litiĂšre ; une voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s'arrĂÂȘtaient, puis ils prenaient une autre route Ă travers le camp. Mais les courtines de pourpre se relevĂšrent ; et l'on dĂ©couvrit sur un large oreiller une tĂÂȘte humaine tout impassible et boursouflĂ©e ; les sourcils formaient comme deux arcs d'Ă©bĂšne se rejoignant par les pointes ; des paillettes d'or Ă©tincelaient dans les cheveux crĂ©pus, et la face Ă©tait si blĂÂȘme qu'elle semblait saupoudrĂ©e avec de la rĂÂąpure de marbre. Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litiĂšre. Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couchĂ© le suffĂšte Hannon, celui qui avait contribuĂ© par sa lenteur Ă faire perdre la bataille des Ăles Aegates ; et, quant Ă sa victoire d'HĂ©catompyle sur les Libyens, s'il s'Ă©tait conduit avec clĂ©mence, c'Ă©tait par cupiditĂ©, pensaient les Barbares, car il avait vendu Ă son compte tous les captifs, bien qu'il eĂ»t dĂ©clarĂ© leur mort Ă la RĂ©publique. Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherchĂ© une place commode pour haranguer les soldats, il fit un signe la litiĂšre s'arrĂÂȘta, et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant. Il avait des bottines en feutre noir, semĂ©es de lunes d'argent. Des bandelettes, comme autour d'une momie, s'enroulaient Ă ses jambes, et la chair passait entre les linges croisĂ©s. Son ventre dĂ©bordait sur la jaquette Ă©carlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu'Ă sa poitrine comme des fanons de boeuf, sa tunique, oĂÂč des fleurs Ă©taient peintes, craquait aux aisselles ; il portait une Ă©charpe, une ceinture et un large manteau noir Ă doubles manches lacĂ©es. L'abondance de ses vĂÂȘtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformitĂ©. On aurait dit quelque grosse idole Ă©bauchĂ©e dans un bloc de pierre ; car une lĂšpre pĂÂąle, Ă©tendue sur tout son corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux cils collĂ©s, brillaient d'un Ă©clat dur et mĂ©tallique. Il tenait Ă la main une spatule d'aloĂšs, pour se gratter la peau. Enfin deux hĂ©rauts sonnĂšrent dans leurs cornes d'argent ; le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit Ă parler. Il commença par faire l'Ă©loge des Dieux et de la RĂ©publique ; les Barbares devaient se fĂ©liciter de l'avoir servie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables, les temps Ă©taient durs, - " - et si un maĂtre n'a que trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour lui ? " Ainsi le vieux suffĂšte entremĂÂȘlait son discours de proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes de tĂÂȘte pour solliciter quelque approbation. Il parlait punique et ceux qui l'entouraient les plus alertes accourus sans leurs armes Ă©taient des Campaniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon s'en aperçut, il s'arrĂÂȘta, et il se balançait lourdement, d'une jambe sur l'autre, en rĂ©flĂ©chissant. L'idĂ©e lui vint de convoquer les capitaines ; alors ses hĂ©rauts criĂšrent cet ordre en grec, - langage qui, depuis Xantippe, servait aux commandements dans les armĂ©es carthaginoises. Les gardes, Ă coups de fouet, Ă©cartĂšrent la tourbe des soldats ; et bientĂÂŽt les capitaines des phalanges Ă la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivĂšrent, avec les insignes de leur grade et l'armure de leur nation. La nuit Ă©tait tombĂ©e, une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et lĂ des feux brĂ»laient ; on allait de l'un Ă l'autre, on se demandait " Qu'y a-t-il ? " et pourquoi le suffĂšte ne distribuait pas l'argent ? Il exposait aux capitaines les charges infinies de la RĂ©publique. Son trĂ©sor Ă©tait vide. Le tribut des Romains l'accablait. " Nous ne savons plus que faire ! ... Elle est bien Ă plaindre ! " De temps Ă autre, il se frottait les membres avec sa spatule d'aloĂšs, ou bien il s'interrompait pour boire dans une coupe d'argent, que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s'essuyait les lĂšvres Ă une serviette d'Ă©carlate, et reprenait - " Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois shekels d'or, et les cultures abandonnĂ©es pendant la guerre ne rapportent rien ! Nos pĂÂȘcheries de pourpre sont Ă peu prĂšs perdues, les perles mĂÂȘmes deviennent exorbitantes ; Ă peine si nous avons assez d'onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la table, je n'en parle pas, c'est une calamitĂ© ! Faute de galĂšres, nous manquons d'Ă©pices, et l'on a bien du mal Ă se fournir de silphium, Ă cause des rĂ©bellions sur la frontiĂšre de CyrĂšne. La Sicile, oĂÂč l'on trouvait tant d'esclaves, nous est maintenant fermĂ©e ! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j'ai donnĂ© plus d'argent qu'autrefois pour une paire d'Ă©lĂ©phants ! " Il dĂ©roula un long morceau de papyrus ; et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les dĂ©penses que le Gouvernement avait faites ; tant pour les rĂ©parations des temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les pĂÂȘcheries de corail, pour l'agrandissement des Syssites, et pour des engins dans les mines, au pays des Cantabres. Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans les armĂ©es des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d'interprĂštes ; aprĂšs la guerre ils s'Ă©taient cachĂ©s de peur des vengeances, et Hannon n'avait pas songĂ© Ă les prendre avec lui ; d'ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent. Les Grecs, sanglĂ©s dans leur ceinturon de fer, tendaient l'oreille, en s'efforçant Ă deviner ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec dĂ©fiance ou bĂÂąillaient, appuyĂ©s sur leur massue Ă clous d'airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure, et les hommes du dĂ©sert Ă©coutaient immobiles, tout encapuchonnĂ©s dans leurs vĂÂȘtements de laine grise d'autres arrivaient par-derriĂšre ; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux, les NĂšgres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammĂ©es et le gros Carthaginois continuait sa harangue, montĂ© sur un tertre de gazon. Cependant les Barbares s'impatientaient, des murmures s'Ă©levĂšrent, chacun l'apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage. Tout Ă coup, un homme d'apparence chĂ©tive bondit aux pieds d'Hannon, arracha la trompette d'un hĂ©raut, souffla dedans, et Spendius car c'Ă©tait lui annonça qu'il allait dire quelque chose d'important. A cette dĂ©claration, rapidement dĂ©bitĂ©e en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois, Lybique et balĂ©are, les capitaines, moitiĂ© riant, moitiĂ© surpris, rĂ©pondirent - " Parle ! parle ! " Spendius hĂ©sita ; il tremblait ; enfin s'adressant aux Libyens, qui Ă©taient les plus nombreux, il leur dit - " Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme ? " Hannon ne se rĂ©cria pas, donc il ne comprenait point le Lybique ; et, pour continuer l'expĂ©rience, Spendius rĂ©pĂ©ta la mĂÂȘme phrase dans les autres idiomes des Barbares. Ils se regardĂšrent Ă©tonnĂ©s ; puis tous, comme d'un accord tacite, croyant peut-ĂÂȘtre avoir compris, ils baissĂšrent la tĂÂȘte en signe d'assentiment. Alors Spendius commença d'une voix vĂ©hĂ©mente - " Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples n'Ă©taient que des songes prĂšs des Dieux de Carthage ! il vous a appelĂ©s lĂÂąches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ! La RĂ©publique sans vous il a dit cela ! , ne serait pas contrainte Ă payer le tribut des Romains ; et par vos dĂ©bordements vous l'avez Ă©puisĂ©e de parfums, d'aromates, d'esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontiĂšre de CyrĂšne ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu l'Ă©numĂ©ration de leurs supplices ; on les fera travailler au dallage des rues, Ă l'armement des vaisseaux, Ă l'embellissement des Syssites, et l'on enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays des Cantabres. " Spendius redit les mĂÂȘmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux BalĂ©ares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappĂ© leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu'il rapportait exactement le discours du suffĂšte. Quelques-uns lui criĂšrent - - " Tu mens ! " Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta - " N'avez-vous pas vu qu'il a laissĂ© en dehors du camp une rĂ©serve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pour vous Ă©gorger tous. " Les Barbares se tournĂšrent de ce cĂÂŽtĂ©, et, comme la foule alors s'Ă©cartait, il apparut au milieu d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un fantĂÂŽme, un ĂÂȘtre humain tout courbĂ©, maigre, entiĂšrement nu et cachĂ© jusqu'aux flancs par de longs cheveux hĂ©rissĂ©s de feuilles sĂšches, de poussiĂšre et d'Ă©pines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait Ă ses membres dĂ©charnĂ©s, comme des haillons sur des branches sĂšches ; ses mains tremblaient d'un frĂ©missement continu, et il marchait en s'appuyant sur un bĂÂąton d'olivier. Il arriva auprĂšs des NĂšgres qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot dĂ©couvrait ses gencives pĂÂąles ; ses grands yeux effarĂ©s considĂ©raient la foule des Barbares autour de lui. Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derriĂšre eux et il s'abritait de leurs corps ; il bĂ©gayait " Les voilĂ ! les voilĂ ! " en montrant les gardes du SuffĂšte, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, Ă©blouis par la lueur des torches ; elles pĂ©tillaient dans les tĂ©nĂšbres ; le spectre humain se dĂ©battait et hurlait - " Ils les ont tuĂ©s ! . " A ces mots qu'il criait en balĂ©are, des BalĂ©ares arrivĂšrent et le reconnurent ; sans leur rĂ©pondre il rĂ©pĂ©tait - " Oui, tuĂ©s tous, tous ! Ă©crasĂ©s comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vĂÂŽtres ! " On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se rĂ©pandit en paroles. Spendius avait peine Ă contenir sa joie, - tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n'y pouvait croire, tant elles survenaient Ă propos. Les BalĂ©ares pĂÂąlissaient, en apprenant comment avaient pĂ©ri leurs compagnons. C'Ă©tait une troupe de trois cents frondeurs dĂ©barquĂ©s de la veille, et qui, ce jour-lĂ , avaient dormi trop tard. Quand ils arrivĂšrent sur la place de Khamon, les Barbares Ă©taient partis et ils se trouvaient sans dĂ©fense, leurs balles d'argile ayant Ă©tĂ© mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'Ă la porte de chĂÂȘne doublĂ©e de plaques d'airain ; alors le peuple, d'un seul mouvement, s'Ă©tait poussĂ© contre eux. En effet, les soldats se rappelĂšrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tĂÂȘte des colonnes, ne l'avait pas entendu. Puis les cadavres furent placĂ©s dans les bras des Dieux-PatĂŠques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires leur gourmandise, leurs vols, leurs impiĂ©tĂ©s, leurs dĂ©dains, et le meurtre des poissons dans le jardin de SalammbĂÂŽ. On fit Ă leurs corps d'infĂÂąmes mutilations ; les prĂÂȘtres brĂ»lĂšrent leurs cheveux pour tourmenter leur ĂÂąme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns mĂÂȘme y enfoncĂšrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bĂ»chers dans les carrefours. C'Ă©taient lĂ ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait jetĂ© vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d'agonisants ; Zarxas jusqu'au lendemain s'Ă©tait tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait errĂ© dans la campagne, cherchant l'armĂ©e d'aprĂšs les traces des pas sur la poussiĂšre. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamĂ©, malade, vivant de racines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances Ă l'horizon et il les avait suivies, car sa raison Ă©tait troublĂ©e Ă force de terreurs et de misĂšres. L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, Ă©clata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec le SuffĂšte. Quelques-uns s'interposĂšrent, disant qu'il fallait l'entendre et savoir au moins s'ils seraient payĂ©s. Alors tous criĂšrent " Notre argent ! " Hannon leur rĂ©pondit qu'il l'avait apportĂ©. On courut aux avant-postes, et les bagages du SuffĂšte arrivĂšrent au milieu des tentes, poussĂ©s par les Barbares. Sans attendre les esclaves, bien vite ils dĂ©nouĂšrent les corbeilles ; ils y trouvĂšrent des robes d'hyacinthe, des Ă©ponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et des poinçons en antimoine, pour se peindre les yeux ; - le tout appartenant aux Gardes, hommes riches accoutumĂ©s Ă ces dĂ©licatesses. Ensuite on dĂ©couvrit sur un chameau une grande cuve de bronze c'Ă©tait au SuffĂšte pour se donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de prĂ©cautions, jusqu'Ă emporter, dans des cages, des belettes d'HĂ©catompyle que l'on brĂ»lait vivantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait un grand appĂ©tit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de CommagĂšne, graisse d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachĂ©e. La provision en Ă©tait considĂ©rable ; Ă mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait, et des rires s'Ă©levaient comme des flots qui s'entrechoquent. Quant Ă la solde des Mercenaires, elle emplissait, Ă peu prĂšs, deux couffes de sparterie ; on voyait mĂÂȘme, dans l'une, de ces rondelles en cuir dont la RĂ©publique se servait pour mĂ©nager le numĂ©raire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur dĂ©clara que, leurs comptes Ă©tant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela, en attendant. Alors tout fut renversĂ©, bouleversĂ© les mulets, les valets, la litiĂšre, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un ĂÂąne ; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secouĂ©, meurtri, et appelant sur l'armĂ©e la malĂ©diction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'Ă ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traĂnait, et de loin les Barbares lui criaient - " Va-t'en, lĂÂąche ! pourceau ! Ă©gout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! " L'escorte en dĂ©route galopait Ă ses cĂÂŽtĂ©s. Mais la fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelĂšrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en Ă©taient pas revenus ; on les avait tuĂ©s sans doute. Tant d'injustice les exaspĂ©ra, et ils se mirent Ă arracher les piquets des tentes, Ă rouler leurs manteaux, Ă brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son Ă©pĂ©e, en un instant tout fut prĂÂȘt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'Ă©lancĂšrent dans les bois pour se couper des bĂÂątons. Le jour se levait ; les gens de Sicca rĂ©veillĂ©s s'agitaient dans les rues. " Ils vont Ă Carthage " , disait-on, et cette rumeur bientĂÂŽt s'Ă©tendit par la contrĂ©e. De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en courant. Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, montĂ© sur un Ă©talon punique et avec son esclave qui menait un troisiĂšme cheval. Une seule tente Ă©tait restĂ©e. Spendius y entra. - " Debout, maĂtre ! lĂšve-toi ! nous partons ! " - " OĂÂč allez-vous donc ? " , demanda MĂÂątho. - " A Carthage ! " , cria Spendius. MĂÂątho bondit sur le cheval que l'esclave tenait Ă la Porte. - Chapitre 3 SALAMMBO - La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de tĂ©nĂšbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or Ă la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et lĂ comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscuritĂ©, et, au bas de Malqua, des filets de pĂÂȘcheurs s'Ă©tendaient d'une maison Ă l'autre, comme de gigantesques chauves- souris dĂ©ployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier Ă©tage des palais ; et au milieu des terrasses, les chameaux reposaient tranquillement, couchĂ©s sur le ventre, Ă la maniĂšre des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons ; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places dĂ©sertes ; au loin quelquefois la fumĂ©e d'un sacrifice brĂ»lant encore s'Ă©chappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles chauffĂ©es par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune Ă©talait sa lueur tout Ă la fois sur le golfe environnĂ© de montagnes et sur le lac de Tunis, oĂÂč des phĂ©nicoptĂšres parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au-delĂ , sous les catacombes, la grande lagune salĂ©e miroitait comme un morceau d'argent. La voĂ»te du ciel bleu s'enfonçait Ă l'horizon, d'un cĂÂŽtĂ© dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprĂšs pyramidaux bordant le temple d'EschmoĂ»n se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots rĂ©guliers qui battaient lentement le long du mĂÂŽle, au bas des remparts. SalammbĂÂŽ monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammĂ©s. Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plume de perroquet, animal fatidique consacrĂ© aux Dieux, et dans les quatre coins s'Ă©levaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. SalammbĂÂŽ regarda l'Ă©toile polaire ; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui Ă©tait semĂ©e d'Ă©toiles d'or, Ă l'imitation du firmament. Puis les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tĂÂȘte sous les rayons de la lune, elle dit - " O Rabbetna ! ... Baalet ! ... Tanit " et sa voix se traĂnait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. - " AnaĂtis ! AstartĂ© ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa ! Tiratha ! ... Par les symboles cachĂ©s, - par les cistres rĂ©sonnants, - par les sillons de la terre, - par l'Ă©ternel silence et par l'Ă©ternelle fĂ©conditĂ©, - dominatrice de la mer tĂ©nĂ©breuse et des plages azurĂ©es, ĂÂŽ Reine des choses humides, salut ! " Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussiĂšre, les bras allongĂ©s. Son esclave la releva lentement, car il fallait, d'aprĂšs les rites, que quelqu'un vĂnt arracher le suppliant Ă sa prosternation ; c'Ă©tait lui dire que les Dieux l'agrĂ©aient, et la nourrice de SalammbĂÂŽ ne manquait jamais Ă ce devoir de piĂ©tĂ©. Des marchands de la GĂ©tulie-Darytienne l'avaient toute petite apportĂ©e Ă Carthage, et, aprĂšs son affranchissement, elle n'avait pas voulu abandonner ses maĂtres, comme le prouvait son oreille droite, percĂ©e d'un large trou. Un jupon Ă raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, oĂÂč s'entrechoquaient deux cercles d'Ă©tain. Sa figure, un peu plate, Ă©tait jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent trĂšs longues faisaient un soleil derriĂšre sa tĂÂȘte. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprĂšs du lit, plus droite qu'un hermĂšs et les paupiĂšres baissĂ©es. SalammbĂÂŽ s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon, puis ils s'abaissĂšrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout Ă l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales Ă pointes recourbĂ©es disparaissaient sous un amas d'Ă©meraudes, et ses cheveux Ă l'abandon emplissaient un rĂ©seau en fils de pourpre. Mais elle releva la tĂÂȘte pour contempler la lune, et, mĂÂȘlant Ă ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura - " Que tu tournes lĂ©gĂšrement, soutenue par l'Ă©ther impalpable ! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosĂ©es fĂ©condes. Selon que tu croĂs et dĂ©crois, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthĂšres. Les Ă©pouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles le coquillage ! Tu fais bouillonner les vins ! Tu putrĂ©fies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer ! " - " Et tous les germes, ĂÂŽ DĂ©esse ! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humiditĂ©. " - " Quand tu parais, il s'Ă©pand une quiĂ©tude sur la terre ; les fleurs se forment, les flots s'apaisent, les hommes fatiguĂ©s s'Ă©tendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses ocĂ©ans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculĂ©e, auxiliatrice, purifiante, sereine. " Le croissant de la lune Ă©tait alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'Ă©chancrure de ses deux sommets, de l'autre cĂÂŽtĂ© du golfe. Il y avait en dessous une petite Ă©toile et tout autour un cercle pĂÂąle. SalammbĂÂŽ reprit - " Mais tu es terrible, maĂtresse ! ... C'est par toi que se produisent les monstres, les fantĂÂŽmes effrayants, les songes menteurs ; tes yeux dĂ©vorent les pierres des Ă©difices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis. " - " OĂÂč donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes, perpĂ©tuellement ? TantĂÂŽt mince et recourbĂ©e, tu glisses dans les espaces comme une galĂšre sans mĂÂąture, ou bien au milieu des Ă©toiles tu ressembles Ă un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frĂÂŽles la cime des monts comme la roue d'un char. " - " O Tanit ! tu m'aimes, n'est-ce pas ? Je t'ai tant regardĂ©e ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile. " - " Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon coeur est triste ! " L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'Ă©bĂšne plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit Ă jouer. Les sons se succĂ©daient, sourds et prĂ©cipitĂ©s comme un bourdonnement d'abeilles, et de plus en plus sonores ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frĂ©missement des grands arbres au sommet de l'Acropole. - " Tais-toi ! " s'Ă©cria SalammbĂÂŽ. - " Qu'as-tu donc, maĂtresse ? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout Ă prĂ©sent t'inquiĂšte et t'agite. " - " Je ne sais " , dit-elle. - " Tu te fatigues Ă des priĂšres trop longues ! " - " Oh ! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin ! " - " C'est peut-ĂÂȘtre la fumĂ©e de tes parfums ? " - " Non ! " dit SalammbĂÂŽ " L'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs. " Alors l'esclave lui parla de son pĂšre. On le croyait parti vers la contrĂ©e de l'ambre, derriĂšre les colonnes de Melkarth. - " Mais s'il ne revient pas " , disait-elle, " il te faudra pourtant, puisque c'Ă©tait sa volontĂ©, choisir un Ă©poux parmi les fils des Anciens, et alors ton chagrin s'en ira dans les bras d'un homme. " - " Pourquoi ? " demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bĂÂȘte fauve et leurs membres grossiers. - " Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon ĂÂȘtre comme de chaudes bouffĂ©es, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'Ă©touffe, je vais mourir ; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu'Ă mes pieds, passe dans ma chair... c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens Ă©crasĂ©e comme si un dieu s'Ă©tendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sĂšve des arbres, sortir de mon corps, n'ĂÂȘtre qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'Ă toi, ĂÂŽ MĂšre ! " Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pĂÂąle et lĂ©gĂšre comme la lune avec son long vĂÂȘtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et SalammbĂÂŽ dit d'une voix presque Ă©teinte - " Va me chercher Schahabarim. " Son pĂšre n'avait pas voulu qu'elle entrĂÂąt dans le collĂšge des prĂÂȘtresses, ni mĂÂȘme qu'on lui fit rien connaĂtre de la Tanit populaire. Il la rĂ©servait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que SalammbĂÂŽ vivait seule au milieu de ce palais ; sa mĂšre, depuis longtemps, Ă©tait morte. Elle avait grandi dans les abstinences, les jeĂ»nes et les purifications, toujours entourĂ©e de choses exquises et graves, le corps saturĂ© de parfums, l'ĂÂąme pleine de priĂšres. Jamais elle n'avait goĂ»tĂ© de vin, ni mangĂ© de viandes, ni touchĂ© Ă une bĂÂȘte immonde, ni posĂ© ses talons dans la maison d'un mort. Elle ignorait les simulacres obscĂšnes, car chaque dieu se manifestant par des formes diffĂ©rentes, des cultes souvent contradictoires tĂ©moignaient Ă la fois du mĂÂȘme principe, et SalammbĂÂŽ adorait la DĂ©esse en sa figuration sidĂ©rale. Une influence Ă©tait descendue de la lune sur la vierge ; quand l'astre allait en diminuant, SalammbĂÂŽ s'affaiblissait. Languissante toute la journĂ©e, elle se ranimait le soir. Pendant une Ă©clipse, elle avait manquĂ© mourir. Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginitĂ© soustraite Ă ses sacrifices, et elle tourmentait SalammbĂÂŽ d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles Ă©taient vagues, Ă©pandues dans cette croyance et avivĂ©es par elle. Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiĂ©tait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle rĂ©pĂ©tait sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pĂ©nĂ©trer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaĂtre au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d'oĂÂč dĂ©pendaient les destinĂ©es de Carthage, - car l'idĂ©e d'un dieu ne se dĂ©gageait pas nettement de sa reprĂ©sentation, et tenir ou mĂÂȘme voir son simulacre, c'Ă©tait lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer. SalammbĂÂŽ se dĂ©tourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de son vĂÂȘtement. Il monta les escaliers puis, dĂšs le seuil de la terrasse, il s'arrĂÂȘta en croisant les bras. Ses yeux enfoncĂ©s brillaient comme les lampes d'un sĂ©pulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui s'alternaient sur ses talons avec des pommes d'Ă©meraude. Il avait les membres dĂ©biles, le crĂÂąne oblique, le menton pointu ; sa peau semblait froide Ă toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractĂ©e dans un dĂ©sir, dans un chagrin Ă©ternel. C'Ă©tait le grand prĂÂȘtre de Tanit, celui qui avait Ă©levĂ© SalammbĂÂŽ. - " Parle ! " dit-il. " Que veux-tu ? " - " J'espĂ©rais ... tu m'avais presque promis... " Elle balbutiait, elle se troubla ; puis, tout Ă coup - " Pourquoi me mĂ©prises-tu ? qu'ai-je donc oubliĂ© dans les rites ? Tu es mon maĂtre, et tu m'as dit que personne comme moi ne s'entendait aux choses de la DĂ©esse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ĂÂŽ pĂšre ? " Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar ; il rĂ©pondit - " Non, je n'ai plus rien Ă t'apprendre ! " - " Un GĂ©nie " , reprit-elle, " me pousse Ă cet amour. J'ai gravi les marches d'EschmoĂ»n, dieu des planĂštes et des intelligences ; j'ai dormi sous l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes ; j'ai poussĂ© les portes de Baal-Khamon, Ă©claireur et fertilisateur ; j'ai sacrifiĂ© aux Kabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes mais tous ils sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu ? tandis qu'elle, je la sens mĂÂȘlĂ©e Ă ma vie ; elle emplit mon ĂÂąme, et je tressaille Ă des Ă©lancements intĂ©rieurs comme si elle bondissait pour s'Ă©chapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des Ă©clairs m'Ă©blouissent, puis je retombe dans les tĂ©nĂšbres. " Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant. Enfin, il fit signe d'Ă©carter l'esclave, qui n'Ă©tait pas de race chananĂ©enne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l'air, commença - " Avant les Dieux, les tĂ©nĂšbres Ă©taient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un rĂÂȘve. Il se contracta, crĂ©ant le DĂ©sir et la Nue, et du DĂ©sir et de la Nue sortit la MatiĂšre primitive. C'Ă©tait une eau bourbeuse, noire, glacĂ©e, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohĂ©rentes des formes Ă naĂtre et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires. " Puis la MatiĂšre se condensa. Elle devint un oeuf. Il se rompit. Une moitiĂ© forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s'Ă©veillĂšrent. Alors EschmoĂ»n se dĂ©roula dans la sphĂšre Ă©toilĂ©e ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derriĂšre GadĂšs ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumiĂšre comme un lait et sa nuit comme un manteau. - " Et aprĂšs ? " dit-elle. Il lui avait contĂ© le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le dĂ©sir de la vierge se ralluma sous ces derniĂšres paroles, et Schahabarim, cĂ©dant Ă moitiĂ©, reprit - " Elle inspire et gouverne les amours des hommes. " - " Les amours des hommes ! " rĂ©pĂ©ta SalammbĂÂŽ rĂÂȘvant. - " Elle est l'ĂÂąme de Carthage " , continua le prĂÂȘtre ; et bien qu'elle soit partout Ă©pandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacrĂ©. - " O pĂšre ! " s'Ă©cria SalammbĂÂŽ, " je la verrai, n'est-ce pas ? tu m'y conduiras ! Depuis longtemps j'hĂ©sitais ; la curiositĂ© de sa forme me dĂ©vore. PitiĂ© ! secours-moi ! partons ! " Il la repoussa d'un geste vĂ©hĂ©ment et plein d'orgueil. - " Jamais ! Ne sais-tu pas qu'on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dĂ©voilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit, femmes par la faiblesse. Ton dĂ©sir est un sacrilĂšge ; satisfais-toi avec la science que tu possĂšdes ! " Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait, Ă©crasĂ©e par la parole du prĂÂȘtre, pleine Ă la fois de colĂšre contre lui, de terreur et d'humiliation. Schahabarim, debout, restait plus insensible que les pierres de la terrasse. Il la regardait de haut en bas frĂ©missante Ă ses pieds, il Ă©prouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinitĂ©, qu'il ne pouvait, lui non plus, Ă©treindre tout entiĂšre. DĂ©jĂ les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pĂÂąle. Tout Ă coup il aperçut Ă l'horizon derriĂšre Tunis, comme des brouillards lĂ©gers, qui se traĂnaient contre le sol ; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement Ă©talĂ©, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des tĂÂȘtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C'Ă©tait l'armĂ©e des Barbares qui s'avançait sur Carthage. - Chapitre 3 SOUS LES MURS DE CARTHAGE - Des gens de la campagne, montĂ©s sur des ĂÂąnes ou courant Ă pied, pĂÂąles, essoufflĂ©s, fous de peur, arrivĂšrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armĂ©e. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir Ă Carthage et tout exterminer. On ferma les portes. Les Barbares, presque aussitĂÂŽt, parurent ; mais ils s'arrĂÂȘtĂšrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac. D'abord ils n'annoncĂšrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchĂšrent avec des palmes Ă la main. Ils furent repoussĂ©s Ă coups de flĂšches, tant la terreur Ă©tait grande. Le matin et Ă la tombĂ©e du jour, des rĂÂŽdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppĂ© soigneusement d'un manteau et dont la figure disparaissait sous une visiĂšre trĂšs basse. Il restait pendant de grandes heures Ă regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute Ă©garer les Carthaginois sur ses vĂ©ritables desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte de gĂ©ant qui marchait tĂÂȘte nue. Mais Carthage Ă©tait dĂ©fendue dans toute la largeur de l'isthme d'abord par un fossĂ©, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudĂ©es, en pierres de taille, et Ă double Ă©tage. Il contenait des Ă©curies pour trois cents Ă©lĂ©phants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres Ă©curies pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matĂ©riel de guerre. Des tours s'Ă©levaient sur le second Ă©tage, toutes garnies de crĂ©neaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus Ă des crampons. Cette premiĂšre ligne de murailles abritait immĂ©diatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mĂÂąts oĂÂč sĂ©chaient des voiles de pourpre, et sur les derniĂšres terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure. Par-derriĂšre, la ville Ă©tageait en amphithĂ©ĂÂątre ses hautes maisons de forme cubique. Elles Ă©taient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriĂ©s. Les places publiques la nivelaient Ă des distances inĂ©gales ; d'innombrables ruelles s'entrecroisant la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ; elles se levaient çà et lĂ comme de grands Ă©cueils, ou allongeaient des pans Ă©normes, - Ă demi couverts de fleurs, noircis, largement rayĂ©s par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures bĂ©antes, comme des fleuves sous des ponts. La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un dĂ©sordre de monuments. C'Ă©taient des temples Ă colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaĂnes de mĂ©tal, des cĂÂŽnes en pierres sĂšches Ă bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obĂ©lisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversĂ©s. Les pĂ©ristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se dĂ©roulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l'un sur l'autre en se cachant Ă demi, d'une façon merveilleuse et incomprĂ©hensible. On y sentait la succession des ĂÂąges et comme des souvenirs de patries oubliĂ©es. DerriĂšre l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordĂ© de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisiĂšme quartier, MĂ©gara, la ville neuve, allait jusqu'au bord de la falaise, oĂÂč se dressait un phare gĂ©ant qui flambait toutes les nuits. Carthage se dĂ©ployait ainsi devant les soldats Ă©tablis dans la plaine. De loin ils reconnaissaient les marchĂ©s, les carrefours ; ils se disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d'or ; Melkarth, Ă la gauche d'EschmoĂ»n, portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit, au-delĂ , arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch Ă©tait au bas des citernes, du cĂÂŽtĂ© du phare. L'on voyait Ă l'angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinitĂ©s Ă tĂÂȘte hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres Ă©normes, ou dĂ©mesurĂ©ment aplaties, ouvrant la gueule, Ă©cartant les bras, tenant Ă la main des fourches, des chaĂnes ou des javelots ; et le bleu de la mer s'Ă©talait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpĂ©es. Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient Ă la porte des bains les boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrĂ©s au Soleil chantaient sur les terrasses, les boeufs que l'on Ă©gorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tĂÂȘte ; et, dans l'enfoncement des portiques, quelque prĂÂȘtre apparaissait drapĂ© d'un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu. Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient, ils l'exĂ©craient, ils auraient voulu tout Ă la fois l'anĂ©antir et l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le Port-Militaire, dĂ©fendu par une triple muraille ? Puis, derriĂšre la ville, au fond de MĂ©gara, plus haut que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar. Les yeux de MĂÂątho Ă chaque instant s'y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main Ă©tendue au bord des sourcils. Les jardins Ă©taient vides, et la porte rouge Ă croix noire restait constamment fermĂ©e. Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brĂšche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des Mappales, il voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint. Son impuissance l'exaspĂ©rait. Il Ă©tait jaloux de cette Carthage enfermant SalammbĂÂŽ, comme de quelqu'un qui l'aurait possĂ©dĂ©e. Ses Ă©nervements l'abandonnĂšrent, et ce fut une ardeur d'action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irritĂ©s, la voix rauque, il se promenait d'un pas rapide Ă travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande Ă©pĂ©e. Il lançait des flĂšches aux vautours qui passaient. Son coeur dĂ©bordait en paroles furieuses. - " Laisse aller ta colĂšre comme un char qui s'emporte " , disait Spendius " Crie, blasphĂšme, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te soutiendra ! " MĂÂątho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manoeuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait qu'il parlait, la nuit, Ă des fantĂÂŽmes. Les autres capitaines s'animĂšrent de son exemple. L'armĂ©e, bientĂÂŽt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui rĂ©glait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochĂšrent. Il aurait fallu pour les Ă©craser dans l'isthme que deux armĂ©es pussent les prendre Ă la fois par-derriĂšre, l'une dĂ©barquant au fond du golfe d'Utique, et la seconde Ă la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule LĂ©gion sacrĂ©e, grosse de six mille hommes tout au plus ? S'ils inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de CyrĂšne et le commerce du dĂ©sert. S'ils se repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulĂšverait. Enfin le manque de vivres les ferait tĂÂŽt ou tard dĂ©vaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux chĂÂąteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures. Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tĂÂȘte de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux et des machines, on incendiĂÂąt leur camp. Son collĂšgue Giscon voulait au contraire qu'ils fussent payĂ©s. Mais, Ă cause de sa popularitĂ©, les Anciens le dĂ©testaient ; car ils redoutaient le hasard d'un maĂtre et, par terreur de la monarchie, s'efforçaient d'attĂ©nuer ce qui en subsistait ou la pouvait rĂ©tablir. Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et d'une origine inconnue, - tous chasseurs de porc-Ă©pic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyĂšnes vivantes, qu'ils s'amusaient Ă faire courir le soir sur les sables de MĂ©gara, entre les stĂšles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids d'hirondelles. Ils vivaient lĂ , sans gouvernement et sans dieux, pĂÂȘle-mĂÂȘle, complĂštement nus, Ă la fois dĂ©biles et farouches, et depuis des siĂšcles exĂ©crĂ©s par le peuple, Ă cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles s'aperçurent un matin qu'ils Ă©taient tous partis. Enfin des membres du Grand-Conseil se dĂ©cidĂšrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales dĂ©couvertes, comme des voisins. Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines, ou bien ils s'arrĂÂȘtaient pour parler aux soldats, disant que tout Ă©tait fini et qu'on allait faire justice Ă leurs rĂ©clamations. Beaucoup d'entre eux voyaient pour la premiĂšre fois un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginĂ©e, partout c'Ă©tait un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l'armĂ©e dans une haute muraille, inĂ©branlable au choc des catapultes. Le sol des rues Ă©tait aspergĂ© d'eau fraĂche ; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l'ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les Ă©blouissaient comme des miroirs. Ils se parlaient Ă voix basse. Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose. Les soldats demandĂšrent des vivres, en s'engageant Ă les payer sur l'argent qu'on leur devait. On leur envoya des boeufs, des moutons, des pintades, des fruits secs et des lupins, avec des scombres fumĂ©s, de ces scombres excellents que Carthage expĂ©diait dans tous les ports. Mais ils tournaient dĂ©daigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et, dĂ©nigrant ce qu'ils convoitaient, offraient pour un bĂ©lier la valeur d'un pigeon, pour trois chĂšvres le prix d'une grenade. Les Mangeurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer. Des commissaires du Grand-Conseil Ă©crivirent le nombre d'annĂ©es que l'on devait Ă chaque soldat. Mais il Ă©tait impossible maintenant de savoir combien on avait engagĂ© de Mercenaires, et les Anciens furent effrayĂ©s de la somme exorbitante qu'ils auraient Ă payer. Il fallait vendre la rĂ©serve du silphium, imposer les villes marchandes ; les Mercenaires s'impatienteraient, dĂ©jĂ Tunis Ă©tait avec eux et les Riches, Ă©tourdis par les fureurs d'Hannon et les reproches de son collĂšgue, recommandĂšrent aux citoyens qui pouvaient connaĂtre quelque Barbare d'aller le voir immĂ©diatement pour reconquĂ©rir son amitiĂ©, lui dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait. Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal, des familles entiĂšres se rendirent chez les Barbares. Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais par un seul passage tellement Ă©troit que quatre hommes de front s'y coudoyaient. Spendius, debout contre la barriĂšre, les faisait attentivement fouiller ; MĂÂątho, en face de lui, examinait cette multitude, cherchant Ă retrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu chez SalammbĂÂŽ. Le camp ressemblait Ă une ville, tant il Ă©tait rempli de monde et d'agitation. Les deux foules distinctes se mĂÂȘlaient sans se confondre, l'une habillĂ©e de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils Ă des pommes de pin, et l'autre vĂÂȘtue de fer et portant des casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de toutes les nations, brunes comme des dattes mĂ»res, verdĂÂątres comme des olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies dans les bouges, volĂ©es Ă des caravanes, prises dans le sac des villes, que l'on fatiguait d'amour tant qu'elles Ă©taient jeunes, qu'on accablait de coups lorsqu'elles Ă©taient vieilles, et qui mouraient dans les dĂ©routes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bĂÂȘtes de somme abandonnĂ©es. Les Ă©pouses des Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire, carrĂ©es et de couleur fauve ; des musiciennes de la CyrĂ©naĂÂŻque, enveloppĂ©es de gazes violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes de vieilles nĂ©gresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes d'animal que l'on dessĂ©chait au soleil les Syracusaines avaient des plaques d'or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfants robustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tĂÂȘte, ou venaient par-derriĂšre, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains. Les Carthaginois se promenaient Ă travers le camp, surpris par la quantitĂ© de choses dont il regorgeait. Les plus misĂ©rables Ă©taient tristes, et les autres dissimulaient leur inquiĂ©tude. Les soldats leur frappaient sur l'Ă©paule, en les excitant Ă la gaietĂ©. DĂšs qu'ils apercevaient quelque personnage, ils l'invitaient Ă leurs divertissements. Quand on jouait au disque, ils s'arrangeaient pour lui Ă©craser les pieds, et au pugilat, dĂšs la premiĂšre passe, lui fracassaient la mĂÂąchoires. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avec des vipĂšres, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gens d'occupations paisibles, Ă tous les outrages, baissaient la tĂÂȘte et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves, faisaient signe qu'ils voulaient devenir des soldats. On leur donnait Ă fendre du bois et Ă Ă©triller des mulets. On les bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les rues du camp. Puis, quand ils se disposaient Ă partir, les Mercenaires s'arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques. Mais beaucoup, par sottise ou prĂ©jugĂ©, croyaient naĂÂŻvement tous les Carthaginois trĂšs riches, et ils marchaient derriĂšre eux en les suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau une bague, une ceinture, des sandales, la frange d'une robe, et, quand le Carthaginois dĂ©pouillĂ© s'Ă©criait - " Mais je n'ai plus rien. Que veux-tu ? " Ils rĂ©pondaient " Ta femme ! " D'autres disaient - " Ta vie ! " Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus aux soldats, dĂ©finitivement approuvĂ©s. Alors ils rĂ©clamĂšrent des tentes on leur donna des tentes. Puis les polĂ©marques des Grecs demandĂšrent quelques-unes de ces belles armures que l'on fabriquait Ă Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition. Mais il Ă©tait juste, prĂ©tendaient les cavaliers, que la RĂ©publique les indemnisĂÂąt de leurs chevaux ; l'un affirmait en avoir perdu trois Ă tel siĂšge, un autre cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les prĂ©cipices. On leur offrit des Ă©talons d'HĂ©catompyle ; ils aimĂšrent mieux l'argent. Puis ils demandĂšrent qu'on leur payĂÂąt en argent en piĂšces d'argent et non en monnaie de cuir tout le blĂ© qu'on leur devait, et au plus haut prix oĂÂč il s'Ă©tait vendu pendant la guerre, si bien qu'ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils n'avaient donnĂ© pour un sac de froment. Cette injustice exaspĂ©ra ; il fallut cĂ©der, pourtant. Alors les dĂ©lĂ©guĂ©s des soldats et ceux du Grand-Conseil se rĂ©conciliĂšrent, en jurant par le GĂ©nie de Carthage et par les Dieux des Barbares. Avec les dĂ©monstrations et la verbositĂ© orientales, ils se firent des excuses et des caresses. Puis les soldats rĂ©clamĂšrent, comme une preuve d'amitiĂ©, la punition des traĂtres qui les avaient indisposĂ©s contre la RĂ©publique. On feignit de ne pas les comprendre. Ils s'expliquĂšrent plus nettement, disant qu'il leur fallait la tĂÂȘte d'Hannon. Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp. Ils se promenaient au pied des murs. Ils criaient qu'on leur jetĂÂąt la tĂÂȘte du SuffĂšte, et ils tendaient leurs robes pour la recevoir. Le Grand-Conseil aurait faibli, peut-ĂÂȘtre, sans une derniĂšre exigence plus injurieuse que les autres ils demandĂšrent en mariage, pour leurs chefs, des vierges choisies dans les grandes familles. C'Ă©tait une idĂ©e de Spendius, que plusieurs trouvaient toute simple et fort exĂ©cutable. Mais cette prĂ©tention de vouloir se mĂÂȘler au sang punique indigna le peuple ; on leur signifia brutalement qu'ils n'avaient plus rien Ă recevoir. Alors ils s'Ă©criĂšrent qu'on les avait trompĂ©s ; si avant trois jours leur solde n'arrivait pas, ils iraient eux-mĂÂȘmes la prendre dans Carthage. La mauvaise foi des Mercenaires n'Ă©tait point aussi complĂšte que le pensaient leurs ennemis. Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et rĂ©itĂ©rĂ©es. Ils avaient pu croire, en dĂ©barquant Ă Carthage, qu'on leur abandonnerait la ville, qu'ils se partageraient des trĂ©sors ; et quand ils virent que leur solde Ă peine serait payĂ©e, ce fut une dĂ©sillusion pour leur orgueil comme pour leur cupiditĂ©. Denys, Pyrrhus, AgathoclĂšs et les gĂ©nĂ©raux d'Alexandre n'avaient-ils pas fourni l'exemple de merveilleuses fortunes ? L'idĂ©al d'Hercule, que les ChananĂ©ens confondaient avec le soleil, resplendissait Ă l'horizon des armĂ©es. On savait que de simples soldats avaient portĂ© des diadĂšmes, et le retentissement des empires qui s'Ă©croulaient faisait rĂÂȘver le Gaulois dans sa forĂÂȘt de chĂÂȘnes, l'Ethiopien dans ses sables. Mais il y avait un peuple toujours prĂÂȘt Ă utiliser les courages ; et le voleur chassĂ© de sa tribu, le parricide errant sur les chemins, le sacrilĂšge poursuivi par les dieux, tous les affamĂ©s, tous les dĂ©sespĂ©rĂ©s tĂÂąchaient d'atteindre au port oĂÂč le courtier de Carthage recrutait des soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette fois pourtant, l'ardeur de son avarice l'avait entraĂnĂ©e dans une infamie pĂ©rilleuse. Les Numides, les Libyens, l'Afrique entiĂšre s'allaient jeter sur Carthage. La mer seule Ă©tait libre. Elle y rencontrait les Romains ; et, comme un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d'elle. Il fallut bien recourir Ă Giscon ; les Barbares acceptĂšrent son entremise. Un matin ils virent les chaĂnes du port s'abaisser, et trois bateaux plats, passant par le canal de la Taenia, entrĂšrent dans le lac. Sur le premier, Ă la proue, on apercevait Giscon. DerriĂšre lui, et plus haute qu'un catafalque, s'Ă©levait une caisse Ă©norme, garnie d'anneaux pareils Ă des couronnes qui pendaient. Apparaissait ensuite la lĂ©gion des InterprĂštes, coiffĂ©s comme des sphinx, et portant un perroquet tatouĂ© sur la poitrine. Des amis et des esclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu'ils se touchaient des Ă©paules. Les trois longues barques, pleines Ă sombrer, s'avançaient aux acclamations de l'armĂ©e, qui les regardait. DĂšs que Giscon dĂ©barqua, les soldats coururent Ă sa rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et dĂ©clara qu'il ne s'en irait pas avant de les avoir tous intĂ©gralement payĂ©s. Des applaudissements Ă©clatĂšrent ; il fut longtemps sans pouvoir parler. Puis il blĂÂąma les torts de la RĂ©publique et ceux des Barbares ; la faute en Ă©tait Ă quelques mutins, qui par leur violence avaient effrayĂ© Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions, c'Ă©tait qu'on l'envoyait vers eux, lui, l'Ă©ternel adversaire du suffĂšte Hannon. Ils ne devaient point supposer au peuple l'ineptie de vouloir irriter des braves, ni assez d'ingratitude pour mĂ©connaĂtre leurs services ; et Giscon se mit Ă la paye des soldats en commençant par les Libyens. Comme ils avaient dĂ©clarĂ© les listes mensongĂšres, il ne s'en servit point. Ils dĂ©filaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des annĂ©es ; on les marquait successivement au bras gauche avec de la peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre bĂ©ant, et d'autres, avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de plomb. Un homme passa, qui marchait lourdement, Ă la maniĂšre des boeufs. - " Monte prĂšs de moi " , dit le SuffĂšte, suspectant quelque fraude ; " combien d'annĂ©es as-tu servi ? " - " Douze ans " , rĂ©pondit le Libyen. Giscon lui glissa les doigts sous la mĂÂąchoire, car la mentonniĂšre du casque y produisait Ă la longue deux callositĂ©s ; on les appelait des carroubes, et avoir les carroubes Ă©tait une locution pour dire un vĂ©tĂ©ran. - " Voleur ! " s'Ă©cria le SuffĂšte, " ce qui te manque au visage tu dois le porter sur les Ă©paules ! " , et lui dĂ©chirant sa tunique, il dĂ©couvrit son dos couvert de gales sanglantes ; c'Ă©tait un laboureur d'Hippo-Zaryte. Des huĂ©es s'Ă©levĂšrent ; on le dĂ©capita. DĂšs qu'il fut nuit, Spendius alla rĂ©veiller les Libyens. Il leur dit - " Quand les Ligures, les Grecs, les BalĂ©ares et les hommes d'Italie seront payĂ©s, ils s'en retourneront. Mais vous autres, vous resterez en Afrique, Ă©pars dans vos tribus et sans aucune dĂ©fense ! C'est alors que la RĂ©publique se vengera ! MĂ©fiez-vous du voyage ! Allez-vous croire Ă toutes les paroles ? Les deux suffĂštes sont d'accord ! Celui-lĂ vous abuse ! Rappelez-vous l'Ile-des-Ossements et Xantippe qu'ils ont renvoyĂ© Ă Sparte sur une galĂšre pourrie ! " - " Comment nous y prendre ? " , demandaient-ils. - " RĂ©flĂ©chissez ! " disait Spendius. Les deux jours suivants se passĂšrent Ă payer les gens de Magdala, de Leptis, d'HĂ©catompyle ; Spendius se rĂ©pandait chez les Gaulois. - " On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs, puis les BalĂ©ares, les Asiatiques, et tous les autres ! Mais vous qui n'ĂÂȘtes pas nombreux, on ne vous donnera rien ! Vous ne reverrez plus vos patries ! Vous n'aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour Ă©pargner la nourriture. " Les Gaulois vinrent trouver le SuffĂšte. Autharite, celui qu'il avait blessĂ© chez Hamilcar, l'interpella. Il disparut, repoussĂ© par les esclaves, mais en jurant qu'il se vengerait. Les rĂ©clamations, les plaintes se multipliĂšrent. Les plus obstinĂ©s pĂ©nĂ©traient dans la tente du SuffĂšte ; pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n'Ă©taient point encore payĂ©s s'irritaient, ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux ; et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des soldats, affirmaient qu'on les oubliait. A chaque minute, il arrivait comme des tourbillons d'hommes ; les tentes craquaient, s'abattaient ; la multitude serrĂ©e entre les remparts du camp oscillait Ă grands cris depuis les portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncĂ©s dans sa barbe. Souvent MĂÂątho s'Ă©cartait pour aller s'entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du SuffĂšte, et Giscon sentait perpĂ©tuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardĂ©es vers lui. Par- dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancĂšrent des injures, mais qu'ils n'entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et le SuffĂšte Ă tous les obstacles trouvait des expĂ©dients. Les Grecs voulurent Ă©lever des chicanes sur la diffĂ©rence des monnaies. Il leur fournit de telles explications qu'ils se retirĂšrent sans murmures. Les NĂšgres rĂ©clamĂšrent de ces coquilles blanches usitĂ©es pour le commerce dans l'intĂ©rieur de l'Afrique. Il leur offrit d'en envoyer prendre Ă Carthage ; alors, comme les autres, ils acceptĂšrent de l'argent. Mais on avait promis aux BalĂ©ares quelque chose de meilleur, Ă savoir des femmes. Le SuffĂšte rĂ©pondit que l'on attendait pour eux toute une caravane de vierges la route Ă©tait longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottĂ©es de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux, dans les ports des BalĂ©ares. Tout Ă coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les Ă©paules de ses amis et il cria - " En as-tu rĂ©servĂ© pour les cadavres ? " tandis qu'il montrait dans Carthage la porte de Khamon. Aux derniers feux du soleil, les plaques d'airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traĂnĂ©e sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit Ă pas graves et s'enferma dans sa tente. Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprĂštes, qui couchaient en dehors, ne bougĂšrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la face bleuĂÂątre. Des mucositĂ©s blanches coulaient de leurs narines, et leurs membres Ă©taient raides, comme si le froid pendant la nuit les eĂ»t tous gelĂ©s. Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs. La rĂ©bellion dĂšs lors ne s'arrĂÂȘta plus. Ce meurtre des BalĂ©ares rappelĂ© par Zarxas confirmait les dĂ©fiances de Spendius. Ils s'imaginaient que la RĂ©publique cherchait toujours Ă les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait des interprĂštes ! Zarxas, avec une fronde autour de la tĂÂȘte, chantait des chansons de guerre ; Autharite brandissait sa grande Ă©pĂ©e ; Spendius soufflait Ă l'un quelque parole, fournissait Ă l'autre un poignard. Les plus forts tĂÂąchaient de se payer eux-mĂÂȘmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuĂÂąt. Personne maintenant ne quittait ses armes, et toutes les colĂšres se rĂ©unissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse. Quelques-uns montaient Ă ses cĂÂŽtĂ©s. Tant qu'ils vocifĂ©raient des injures on les Ă©coutait avec patience ; mais s'ils tentaient pour lui le moindre mot, ils Ă©taient immĂ©diatement lapidĂ©s, ou par-derriĂšre d'un coup de sabre on leur abattait la tĂÂȘte. L'amoncellement des sacs Ă©tait plus rouge qu'un autel. Ils devenaient terribles aprĂšs le repas, quand ils avaient bu du vin ! C'Ă©tait une joie dĂ©fendue sous peine de mort dans les armĂ©es puniques, et ils levaient leur coupe du cĂÂŽtĂ© de Carthage par dĂ©rision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient Ă tuer. Le mot frappe, diffĂ©rent dans chaque langue, Ă©tait compris de tous. Giscon savait bien que la patrie l'abandonnait ; mais il ne voulait point malgrĂ© son ingratitude la dĂ©shonorer. Quand ils lui rappelĂšrent qu'on leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui- mĂÂȘme, Ă ses frais, et, arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment. Alors les Africains rĂ©clamĂšrent le blĂ©, d'aprĂšs les engagements du Grand-Conseil. Giscon Ă©tala les comptes des Syssites, tracĂ©s avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui Ă©tait entrĂ© dans Carthage, mois par mois et jour par jour. Soudain il s'arrĂÂȘta, les yeux bĂ©ants, comme s'il fĂ»t dĂ©couvert entre les chiffres sa sentence de mort. En effet, les Anciens les avaient frauduleusement rĂ©duits et le blĂ©, vendu pendant l'Ă©poque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait Ă un taux si bas, qu'Ă moins d'aveuglement on n'y pouvait croire. - " Parle ! " criĂšrent-ils, " plus haut ! Ah ! c'est qu'il cherche Ă mentir, le lĂÂąche ! mĂ©fions-nous. " Pendant quelque temps, il hĂ©sita. Enfin il reprit sa besogne. Les soldats, sans se douter qu'on les trompait, acceptĂšrent comme vrais les comptes des Syssites. Alors l'abondance oĂÂč s'Ă©tait trouvĂ©e Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisĂšrent la caisse de sycomore ; elle Ă©tait vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu'ils la jugeaient inĂ©puisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladĂšrent les sacs. MĂÂątho les conduisait, et comme ils criaient " L'argent ! l'argent ! " Giscon Ă la fin rĂ©pondit - " Que votre gĂ©nĂ©ral vous en donne ! " Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pĂÂąle que sa barbe. Une flĂšche, arrĂÂȘtĂ©e par les plumes, se tenait Ă son oreille dans son large anneau d'or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son Ă©paule. A un geste de MĂÂątho, tous s'avancĂšrent. Il Ă©carta les bras ; Spendius, avec un noeud coulant, l'Ă©treignit aux poignets ; un autre le renversa, et il disparut dans le dĂ©sordre de la foule qui s'Ă©croulait sur les sacs. Ils saccagĂšrent sa tente. On n'y trouva que les choses indispensables Ă la vie ; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombĂ©e de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l'accompagner ; c'Ă©taient des hommes considĂ©rables et tous du parti de la guerre. On les entraĂna en dehors des tentes, et on les prĂ©cipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaĂnes de fer ils furent attachĂ©s par le ventre Ă des pieux solides, et on leur tendait la nourriture Ă la pointe d'un javelot. Autharite, tout en les surveillant, les accablait d'invectives, mais comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne rĂ©pondaient pas ; le Gaulois, de temps Ă autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier. DĂšs le lendemain, une sorte de langueur envahit l'armĂ©e. A prĂ©sent que leur colĂšre Ă©tait finie, des inquiĂ©tudes les prenaient. MĂÂątho souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragĂ© SalammbĂÂŽ. Ces Riches Ă©taient comme une dĂ©pendance de sa personne. Il s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gĂ©missements quelque chose de la voix dont son coeur Ă©tait plein. Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls Ă©taient payĂ©s. Mais, en mĂÂȘme temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particuliĂšres, on sentait le pĂ©ril de s'y abandonner. Les reprĂ©sailles, aprĂšs un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prĂ©venir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n'en finissaient pas. Chacun parlait, on n'Ă©coutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, Ă toutes les propositions secouait la tĂÂȘte. Un soir il demanda nĂ©gligemment Ă MĂÂątho s'il n'y avait pas des sources dans l'intĂ©rieur de la ville. - " Pas une ! " rĂ©pondit MĂÂątho. Le lendemain, Spendius l'entraĂna sur la berge du lac. - " MaĂtre ! " dit l'ancien esclave, " Si ton coeur est intrĂ©pide, je te conduirai dans Carthage. " - " Comment ? " rĂ©pĂ©tait l'autre en haletant. - " Jure d'exĂ©cuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre ! " Alors MĂÂątho, levant son bras vers la planĂšte de Chabar, s'Ă©cria - " Par Tanit, je le jure ! " Spendius reprit - " Demain aprĂšs le coucher du soleil, tu m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuviĂšme et la dixiĂšme arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir. " L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement l'isthme entier, - ouvrage considĂ©rable - , agrandi plus tard par les Romains. MalgrĂ© son dĂ©dain des autres peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-mĂÂȘme avait fait de la galĂšre punique ; et cinq rangs d'arcs superposĂ©s, d'une architecture trapue, avec des contreforts Ă la base et des tĂÂȘtes de lion au sommet, aboutissaient Ă la partie occidentale de l'Acropole, oĂÂč ils s'enfonçaient sous la ville pour dĂ©verser presque une riviĂšre dans les citernes de MĂ©gara. A l'heure convenue, Spendius y trouva MĂÂątho. Il attacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha ; et ils se mirent, l'un derriĂšre l'autre, Ă grimper le long du mur. Mais quand ils furent montĂ©s sur le premier Ă©tage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait ; il leur fallait, pour dĂ©couvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche ; Ă chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus Ă©troite. Puis la corde se relĂÂącha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre. Enfin ils arrivĂšrent Ă la plate-forme supĂ©rieure. Spendius, de temps Ă autre, se penchait pour tĂÂąter les pierres avec sa main. - " C'est lĂ " dit-il, " commençons ! " Et pesant sur l'Ă©pieu qu'avait apportĂ© MĂÂątho, ils parvinrent Ă disjoindre une des dalles. Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronnĂ© de plumes d'autruche et qui galopait avec une lance Ă chaque main. - " Narr'Havas ! " s'Ă©cria MĂÂątho. - " Qu'importe ! " reprit Spendius ; et il sauta dans le trou qu'ils venaient de faire en dĂ©couvrant la dalle. MĂÂątho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes .- " Nous reviendrons " , dit Spendius ! " Mets-toi devant. " Alors ils s'aventurĂšrent dans le conduit des eaux. Ils en avaient jusqu'au ventre. BientĂÂŽt ils chancelĂšrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop Ă©troit. L'eau coulait presque immĂ©diatement sous la dalle supĂ©rieure ils se dĂ©chiraient le visage. Puis le courant les entraĂna. Un air plus lourd qu'un sĂ©pulcre leur Ă©crasait la poitrine, et la tĂÂȘte sous les bras, les genoux l'un contre l'autre, allongĂ©s tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flĂšches dans l'obscuritĂ©, Ă©touffant, rĂÂąlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux et la vĂ©locitĂ© des eaux redoublait. Ils tombĂšrent. Quand ils furent remontĂ©s Ă la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes Ă©tendus sur le dos, Ă humer l'air, dĂ©licieusement. Des arcades, les unes derriĂšre les autres, s'ouvraient au milieu de larges murailles sĂ©parant des bassins. Tous Ă©taient remplis, et l'eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clartĂ© pĂÂąle qui Ă©talait sur les ondes comme des disques de lumiĂšre, et les tĂ©nĂšbres Ă l'entour, s'Ă©paississant vers les murs, les reculaient indĂ©finiment. Le moindre bruit faisait un grand Ă©cho. Spendius et MĂÂątho se remirent Ă nager, et, passant par l'ouverture des arcs, ils traversĂšrent plusieurs chambres Ă la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s'Ă©tendaient parallĂšlement de chaque cĂÂŽtĂ©. Ils se perdirent, ils tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose rĂ©sista sous leurs talons. C'Ă©tait le pavĂ© de la galerie qui longeait les citernes. Alors, s'avançant avec de grandes prĂ©cautions, ils palpĂšrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient Ă remonter, puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une Ă©pouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l'eau. Leurs yeux se fermĂšrent ils agonisaient. Spendius se frappa la main contre les barreaux d'une grille. Ils la secouĂšrent, elle cĂ©da, et ils se trouvĂšrent sur les marches d'un escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d'un poignard, ils Ă©cartĂšrent la barre que l'on ouvrait en dehors ; tout Ă coup le grand air pur les enveloppa. La nuit Ă©tait pleine de silence, et le ciel avait une hauteur dĂ©mesurĂ©e. Des bouquets d'arbres dĂ©bordaient, sur les longues lignes des murs. La ville entiĂšre dormait. Les feux des avant-postes brillaient comme des Ă©toiles perdues. Spendius qui avait passĂ© trois ans dans l'ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. MĂÂątho conjectura que, pour se rendre au palais d'Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en traversant les Mappales. - " Non " , dit Spendius, " conduis-moi au temple de Tanit. " MĂÂątho voulut parler. - " Rappelle-toi ! " fit l'ancien esclave ; et, levant son bras, il lui montra la planĂšte de Chabar qui resplendissait. Alors MĂÂątho se tourna silencieusement vers l'Acropole. Ils rampaient le long des clĂÂŽtures de nopals qui bordaient les sentiers. L'eau coulait de leurs membres sur la poussiĂšre. Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des torches, Ă chaque pas fouillait les buissons ; - et il marchait derriĂšre MĂÂątho, les mains posĂ©es sur les deux poignards qu'il portait aux bras, tenus au-dessous de l'aisselle par un cercle de cuir. - Chapitre 4 TANIT - Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvĂšrent arrĂÂȘtĂ©s par l'enceinte de MĂ©gara. Mais ils dĂ©couvrirent une brĂšche dans la grosse muraille, et passĂšrent. Le terrain descendait, formant une sorte de vallon trĂšs large. C'Ă©tait une place dĂ©couverte. - " Ecoute " , dit Spendius, " et d'abord ne crains rien, j'exĂ©cuterai ma promesse ... " Il s'interrompit ; il avait l'air de rĂ©flĂ©chir, comme pour chercher ses paroles. - " Te rappelles-tu cette fois, au soleil levant, oĂÂč, sur la terrasse de SalammbĂÂŽ, je t'ai montrĂ© Carthage ? Nous Ă©tions forts ce jour-lĂ , mais tu n'as voulu rien entendre ! " Puis d'une voix grave - " MaĂtre, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystĂ©rieux, tombĂ© du ciel, et qui recouvre la DĂ©esse. " - " Je le sais " , dit MĂÂątho. Spendius reprit - " Il est divin lui-mĂÂȘme, car il fait partie d'elle. Les dieux rĂ©sident oĂÂč se trouvent leurs simulacres. C'est parce que Carthage le possĂšde, que Carthage est puissante. " Alors se penchant Ă son oreille " Je t'ai emmenĂ© avec moi pour le ravir ! " MĂÂątho recula d'horreur. - " Va-t'en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas t'aider dans cet exĂ©crable forfait. " - " Mais Tanit est ton ennemie " , rĂ©pliqua Spendius elle te persĂ©cute, et tu meurs de sa colĂšre. Tu t'en vengeras. Elle t'obĂ©ira. Tu deviendras presque immortel et invincible. MĂÂątho baissait la tĂÂȘte. Il continua - " Nous succomberions ; l'armĂ©e d'elle-mĂÂȘme s'anĂ©antirait. Nous n'avons ni fuite Ă espĂ©rer, ni secours, ni pardon ! Quel chĂÂątiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes-tu mieux pĂ©rir le soir d'une dĂ©faite, misĂ©rablement, Ă l'abri d'un buisson, ou parmi l'outrage de la populace, dans la flamme des bĂ»chers ? MaĂtre, un jour tu entreras Ă Carthage, entre les collĂšges des pontifes, qui baiseront tes sandales et si le voile de Tanit te pĂšse encore, tu le rĂ©tabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le prendre. " Une envie terrible dĂ©vorait MĂÂątho. Il aurait voulu, en s'abstenant du sacrilĂšge, possĂ©der le voile. Il se disait que peut-ĂÂȘtre on n'aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer la vertu. Il n'allait point jusqu'au fond de sa pensĂ©e, s'arrĂÂȘtant sur la limite oĂÂč elle l'Ă©pouvantait. - " Marchons ! " dit-il ; et ils s'Ă©loignĂšrent d'un pas rapide, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, sans parler. Le terrain remonta, et les habitations se rapprochĂšrent. Ils tournaient dans les rues Ă©troites, au milieu des tĂ©nĂšbres. Des lambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs. Sur une place, des chameaux ruminaient devant des tas d'herbes coupĂ©es. Puis ils passĂšrent sous une galerie que recouvraient des feuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais l'espace tout Ă coup s'Ă©largit, et ils reconnurent la face occidentale de l'Acropole. Au bas de Byrsa s'Ă©talait une longue masse noire c'Ă©tait le temple de Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours et d'avant-cours, bordĂ© par un petit mur de pierres sĂšches. Spendius et MĂÂątho le franchirent. Cette premiĂšre enceinte renfermait un bois de platanes, par prĂ©caution contre la peste et l'infection de l'air. ĂâĄĂ et lĂ Ă©taient dissĂ©minĂ©es des tentes oĂÂč l'on vendait pendant le jour des pĂÂątes Ă©pilatoires, des parfums, des vĂÂȘtements, des gĂÂąteaux en forme de lune, et des images de la DĂ©esse avec des reprĂ©sentations du temple, creusĂ©es dans un bloc d'albĂÂątre. Ils n'avaient rien Ă craindre, car les nuits oĂÂč l'astre ne paraissait pas on suspendait tous les rites cependant MĂÂątho se ralentissait ; il s'arrĂÂȘta devant les trois marches d'Ă©bĂšne qui conduisaient Ă la seconde enceinte. - " Avance ! " dit Spendius. Des grenadiers, des amandiers, des cyprĂšs et des myrtes, immobiles comme des feuillages de bronze, alternaient rĂ©guliĂšrement ; le chemin, pavĂ© de cailloux bleus, craquait sous les pas, et des roses Ă©panouies pendaient en berceau sur toute la longueur de l'allĂ©e. Ils arrivĂšrent devant un trou ovale, abritĂ© par une grille. Alors, MĂÂątho, que ce silence effrayait, dit Ă Spendius - " C'est ici qu'on mĂ©lange les Eaux douces avec les Eaux amĂšres. " - " J'ai vu tout cela " , reprit l'ancien esclave, " en Syrie, dans la ville de Maphug " ; et, par un escalier de six marches d'argent, ils montĂšrent dans la troisiĂšme enceinte. Un cĂšdre Ă©norme en occupait le milieu. Ses branches les plus basses disparaissaient sous des brides d'Ă©toffes et des colliers qu'y avaient appendus les fidĂšles. Ils firent encore quelques pas, et la façade du temple se dĂ©ploya. Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur des piliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornĂ©e Ă sa plate-forme par un croissant de lune. Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la tour s'Ă©levaient des vases pleins d'aromates allumĂ©s. Des grenades et des coloquintes chargeaient les chapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de perles s'alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d'argent formait un large demi-cercle devant l'escalier d'airain qui descendait du vestibule. Il y avait Ă l'entrĂ©e, entre une stĂšle d'or et une stĂšle d'Ă©meraude, un cĂÂŽne de pierre ; MĂÂątho, en passant Ă cĂÂŽtĂ©, se baisa la main droite. La premiĂšre chambre Ă©tait trĂšs haute ; d'innombrables ouvertures perçaient sa voĂ»te ; en levant la tĂÂȘte on pouvait voir les Ă©toiles. Tout autour de la muraille, dans des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des barbes et des chevelures, prĂ©mices des adolescences ; et, au milieu de l'appartement circulaire, le corps d'une femme sortait d'une gaine couverte de mamelles. Grasse, barbue, et les paupiĂšres baissĂ©es, elle avait l'air de sourire, en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre, - poli par les baisers de la foule. Puis ils se retrouvĂšrent Ă l'air libre, dans un corridor transversal, oĂÂč un autel de proportions exiguĂs s'appuyait contre une porte d'ivoire. On n'allait point au-delĂ les prĂÂȘtres seuls pouvaient l'ouvrir ; car un temple n'Ă©tait pas un lieu de rĂ©union pour la multitude, mais la demeure particuliĂšre d'une divinitĂ©. - " L'entreprise est impossible " , disait MĂÂątho. " Tu n'y avais pas songĂ© ! Retournons ! " Spendius examinait les murs. Il voulait le voile, non qu'il eĂ»t confiance en sa vertu Spendius ne croyait qu'Ă l'Oracle, mais persuadĂ© que les Carthaginois, s'en voyant privĂ©s, tomberaient dans un grand abattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tour par-derriĂšre. On apercevait, sous des bosquets de tĂ©rĂ©binthe, des Ă©dicules de forme diffĂ©rente. ĂâĄĂ et lĂ un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin tombĂ©es. Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries qui s'avançaient parallĂšlement. De petites cellules s'ouvraient au bord. Des tambourins et des cymbales Ă©taient accrochĂ©s du haut en bas de leurs colonnes de cĂšdre. Des femmes dormaient en dehors des cellules, Ă©tendues sur des nattes. Leurs corps, tout gras d'onguents, exhalaient une odeur d'Ă©pices et de cassolettes Ă©teintes ; elles Ă©taient si couvertes de tatouages, de colliers, d'anneaux, de vermillon et d'antimoine, qu'on les eĂ»t prises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchĂ©es par terre. Des lotus entouraient une fontaine, oĂÂč nageaient des poissons pareils Ă ceux de SalammbĂÂŽ ; puis au fond, contre la muraille du temple, s'Ă©talait une vigne dont les sarments Ă©taient de verre et les grappes d'Ă©meraude les rayons des pierres prĂ©cieuses faisaient des jeux de lumiĂšre, entre les colonnes peintes, sur les visages endormis. MĂÂątho suffoquait dans la chaude atmosphĂšre que rabattaient sur lui les cloisons de cĂšdre. Tous ces symboles de la fĂ©condation, ces parfums, ces rayonnements, ces haleines l'accablaient. A travers les Ă©blouissements mystiques, il songeait Ă SalammbĂÂŽ. Elle se confondait avec la DĂ©esse elle-mĂÂȘme, et son amour s'en dĂ©gageait plus fort, comme les grands lotus qui s'Ă©panouissaient sur la profondeur des eaux. Spendius calculait quelle somme d'argent il aurait autrefois gagnĂ©e Ă vendre ces femmes ; et, d'un coup d'oeil rapide, il pesait en passant les colliers d'or. Le temple Ă©tait, de ce cĂÂŽtĂ© comme de l'autre, impĂ©nĂ©trable. Ils revinrent derriĂšre la premiĂšre chambre. Pendant que Spendius cherchait, furetait, MĂÂątho, prosternĂ© devant la porte, implorait Tanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilĂšge. Il tĂÂąchait de l'adoucir avec des mots caressants, comme on fait Ă une personne irritĂ©e. Spendius remarqua au- dessus de la porte une ouverture Ă©troite. - " LĂšve-toi ! " dit-il Ă MĂÂątho, et il le fit s'adosser contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans ses mains, puis un autre sur sa tĂÂȘte, il parvint jusqu'Ă la hauteur du soupirail, s'y engagea et disparut. Puis MĂÂątho sentit tomber sur son Ă©paule une corde Ă noeuds, celle que Spendius avait enroulĂ©e autour de son corps avant de s'engager dans les citernes ; et s'y appuyant des deux mains, bientĂÂŽt il se trouva prĂšs de lui dans une grande salle pleine d'ombre. De pareils attentats Ă©taient une chose extraordinaire. L'insuffisance des moyens pour les prĂ©venir tĂ©moignait assez qu'on les jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, dĂ©fendait les sanctuaires. MĂÂątho, Ă chaque pas, s'attendait Ă mourir. Cependant, une lueur vacillait au fond des tĂ©nĂšbres ; ils s'en rapprochĂšrent. C'Ă©tait une lampe qui brĂ»lait dans une coquille sur le piĂ©destal d'une statue, coiffĂ©e du bonnet des Cabires. Des disques en diamant parsemaient sa longue robe bleue, et des chaĂnes, qui s'enfonçaient sous les dalles, l'attachaient au sol par les talons. MĂÂątho retint un cri. Il balbutiait " Ah ! la voilĂ ! la voilĂ ! ... " Spendius prit la lampe afin de s'Ă©clairer. - " Quel impie tu es ! " murmura MĂÂątho. Il le suivait pourtant. L'appartement oĂÂč ils entrĂšrent n'avait rien qu'une peinture noire reprĂ©sentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. De son nombril pendait Ă un fil un oeuf Ă©norme, et elle retombait sur l'autre mur, la tĂÂȘte en bas, jusqu'au niveau des dalles oĂÂč atteignaient ses doigts pointus. Pour passer plus loin, ils Ă©cartĂšrent une tapisserie ; mais le vent souffla, et la lumiĂšre s'Ă©teignit. Alors ils errĂšrent, perdus dans les complications de l'architecture. Tout Ă coup, ils sentirent sous leurs pieds quelque chose d'une douceur Ă©trange. Des Ă©tincelles pĂ©tillaient, jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. Spendius tĂÂąta le sol et reconnut qu'il Ă©tait soigneusement tapissĂ© avec des peaux de lynx ; puis il leur sembla qu'une grosse corde mouillĂ©e, froide et visqueuse, glissait entre leurs jambes. Des fissures, taillĂ©es dans la muraille, laissaient tomber de minces rayons blancs. Ils s'avançaient Ă ces lueurs incertaines. Enfin ils distinguĂšrent un grand serpent noir. Il s'Ă©lança vite et disparut. - " Fuyons ! " s'Ă©cria MĂÂątho. " C'est elle ! je la sens elle vient. " - " Eh non ! " rĂ©pondit Spendius, " le temple est vide. " Alors une lumiĂšre Ă©blouissante leur fit baisser les yeux. Puis ils aperçurent tout Ă l'entour une infinitĂ© de bĂÂȘtes, efflanquĂ©es, haletantes, hĂ©rissant leurs griffes, et confondues les unes par-dessus les autres dans un dĂ©sordre mystĂ©rieux qui Ă©pouvantait. Des serpents avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons Ă tĂÂȘtes d'homme dĂ©voraient des fruits, des fleurs s'Ă©panouissaient dans la mĂÂąchoire des crocodiles, et des Ă©lĂ©phants, la trompe levĂ©e, passaient en plein azur, orgueilleusement, comme des aigles. Un effort terrible distendait leurs membres incomplets ou multipliĂ©s. Ils avaient l'air, en tirant la langue, de vouloir faire sortir leur ĂÂąme ; et toutes les formes se trouvaient lĂ , comme si le rĂ©ceptacle des germes, crevant dans une Ă©closion soudaine, se fĂ»t vidĂ© sur les murs de la salle. Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement, supportĂ©s par des monstres qui ressemblaient Ă des tigres. Leurs prunelles saillissaient comme les yeux des escargots, et courbant leurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, oĂÂč resplendissait , sur un char d'ivoire, la Rabbet suprĂÂȘme, l'OmnifĂ©conde, la derniĂšre inventĂ©e. Des Ă©cailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu'au ventre. Pour pendants d'oreilles elle avait des cymbales d'argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient, et une pierre lumineuse, enchĂÂąssĂ©e Ă son front dans un symbole obscĂšne, Ă©clairait toute la salle, en se reflĂ©tant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge. MĂÂątho fit un pas ; une dalle flĂ©chit sous ses talons, et voilĂ que les sphĂšres se mirent Ă tourner, les monstres Ă rugir ; une musique s'Ă©leva, mĂ©lodieuse et ronflante comme l'harmonie des planĂštes ; l'ĂÂąme tumultueuse de Tanit ruisselait Ă©pandue. Elle allait se lever, grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout Ă coup les monstres fermĂšrent la gueule, et les globes de cristal ne tournaient plus. Puis une modulation lugubre pendant quelque temps se traĂna dans l'air, et s'Ă©teignit enfin. - " Et le voile ? " dit Spendius. Nulle part on ne l'apercevait. OĂÂč donc se trouvait-il ? Comment le dĂ©couvrir ? Et si les prĂÂȘtres l'avaient cachĂ© ? MĂÂątho Ă©prouvait un dĂ©chirement au coeur et comme une dĂ©ception dans sa foi. - " Par ici ! " chuchota Spendius. Une inspiration le guidait. Il entraĂna MĂÂątho derriĂšre le char de Tanit, oĂÂč une fente, large d'une coudĂ©e, coupait la muraille du haut en bas. Alors ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans une petite salle toute ronde, et si Ă©levĂ©e qu'elle ressemblait Ă l'intĂ©rieur d'une colonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire Ă demi sphĂ©rique, comme un tambourin ; des flammes brĂ»laient dessus ; un cĂÂŽne d'Ă©bĂšne se dressait par-derriĂšre, portant une tĂÂȘte et deux bras. Mais au-delĂ on aurait dit un nuage oĂÂč Ă©tincelaient des Ă©toiles des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis EschmoĂ»n avec les Kabires, quelques-uns des monstres dĂ©jĂ vus, les bĂÂȘtes sacrĂ©es des Babyloniens, puis d'autres qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et remontant Ă©talĂ© sur le mur, s'accrochait par les angles, tout Ă la fois bleuĂÂątre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, Ă©tincelant, lĂ©ger. C'Ă©tait lĂ le manteau de la DĂ©esse, le zaĂÂŻmph saint que l'on ne pouvait voir. Ils pĂÂąlirent l'un et l'autre. - " Prends-le ! " dit enfin MĂÂątho. Spendius n'hĂ©sita pas ; et, s'appuyant sur l'idole, il dĂ©crocha le voile, qui s'affaissa par terre. MĂÂątho posa la main dessus ; puis il entra sa tĂÂȘte par l'ouverture, puis il s'en enveloppa le corps, et il Ă©cartait les bras pour le mieux contempler. - " Partons ! " dit Spendius. MĂÂątho, en haletant, restait les yeux fixĂ©s sur les dalles. Tout Ă coup il s'Ă©cria - " Mais si j'allais chez elle ? Je n'ai plus peur de sa beautĂ©. Que pourrait- elle faire contre moi ? Me voilĂ plus qu'un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcherais dans la mer ! Un Ă©lan m'emporte ! SalammbĂÂŽ ! SalammbĂÂŽ ! Je suis ton maĂtre ! " Sa voix tonnait. Il semblait Ă Spendius de taille plus haute et transfigurĂ©. Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit et un homme apparut, un prĂÂȘtre, avec son haut bonnet et les yeux Ă©carquillĂ©s. Avant qu'il eĂ»t fait un geste, Spendius s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, et, l'Ă©treignant Ă pleins bras, lui avait enfoncĂ© dans les flancs ses deux poignards. La tĂÂȘte sonna sur les dalles. Puis, immobiles comme le cadavre, ils restĂšrent pendant quelque temps Ă Ă©couter. On n'entendait que le murmure du vent par la porte entrouverte. Elle donnait sur un passage resserrĂ©. Spendius s'y engagea. MĂÂątho le suivit, et ils se trouvĂšrent presque immĂ©diatement dans la troisiĂšme enceinte, entre les portiques latĂ©raux, oĂÂč Ă©taient les habitations des prĂÂȘtres. DerriĂšre les cellules il devait y avoir pour sortir un chemin plus court. Ils se hĂÂątĂšrent. Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d'Ă©meraude brillait. Ils se remirent en marche. Mais quelqu'un, sous les arbres, courait derriĂšre eux ; et MĂÂątho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'Ă©tait un grand cynocĂ©phale, un de ceux qui vivaient libres dans l'enceinte de la DĂ©esse. Comme s'il avait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant ils n'osaient le battre, dans la peur de faire redoubler ses cris ; soudain sa colĂšre s'apaisa et il trottait prĂšs d'eux, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, en balançant son corps, avec ses longs bras qui pendaient. Puis, Ă la barriĂšre, d'un bond, il s'Ă©lança dans un palmier. Quand ils furent sortis de la derniĂšre enceinte, ils se dirigĂšrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius comprenant qu'il Ă©tait inutile de vouloir en dĂ©tourner MĂÂątho. Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal, le marchĂ© aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l'angle d'un mur, un homme se recula, effrayĂ© par cette chose Ă©tincelante, qui traversait les tĂ©nĂšbres. - " Cache le zaĂÂŻmph ! " dit Spendius. D'autres gens les croisĂšrent ; mais ils n'en furent pas aperçus. Enfin ils reconnurent les maisons de MĂ©gara. Le phare, bĂÂąti par-derriĂšre, au sommet de la falaise, illuminait le ciel d'une grande clartĂ© rouge, et l'ombre du palais, avec ses terrasses superposĂ©es, se projetait sur les jardins comme une monstrueuse pyramide. Ils entrĂšrent par la haie de jujubiers, en abattant les branches Ă coups de poignard. Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les parcs Ă©taient rompus, les rigoles taries, les portes de l'ergastule ouvertes. Personne n'apparaissait autour des cuisines ni des celliers. Ils s'Ă©tonnaient de ce silence, interrompu quelquefois par le souffle rauque des Ă©lĂ©phants qui s'agitaient dans leurs entraves, et la crĂ©pitation du phare oĂÂč flambait un bĂ»cher d'aloĂšs. MĂÂątho, cependant, rĂ©pĂ©tait - " OĂÂč est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi ! " - " C'est une dĂ©mence ! " disait Spendius. " Elle appellera, ses esclaves accourront, et, malgrĂ© ta force, tu mourras ! " Ils atteignirent ainsi l'escalier des galĂšres. MĂÂątho leva la tĂÂȘte, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague clartĂ© rayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. Il s'Ă©lança sur les marches. En se retrouvant aux places oĂÂč il l'avait dĂ©jĂ vue, l'intervalle des jours Ă©coulĂ©s s'effaça dans sa mĂ©moire. Tout Ă l'heure elle chantait entre les tables ; elle avait disparu, et depuis lors il montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tĂÂȘte, Ă©tait couvert de feux ; la mer emplissait l'horizon ; Ă chacun de ses pas une immensitĂ© plus large l'entourait, et il continuait Ă gravir avec l'Ă©trange facilitĂ© que l'on Ă©prouve dans les rĂÂȘves. Le bruissement du voile frĂÂŽlant contre les pierres lui rappela son pouvoir nouveau ; mais, dans l'excĂšs de son espĂ©rance, il ne savait plus maintenant ce qu'il devait faire ; cette incertitude l'intimida. De temps Ă autre, il collait son visage contre les baies quadrangulaires des appartements fermĂ©s, et il crut voir dans plusieurs des personnes endormies. Le dernier Ă©tage, plus Ă©troit, formait comme un dĂ© sur le sommet des terrasses. MĂÂątho en fit le tour, lentement. Une lumiĂšre laiteuse emplissait les feuilles de talc qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et, symĂ©triquement disposĂ©es, elles ressemblaient dans les tĂ©nĂšbres Ă des rangs de perles fines. Il reconnut la porte rouge Ă croix noire. Les battements de son coeur redoublĂšrent. Il aurait voulu s'enfuir. Il poussa la porte ; elle s'ouvrit. Une lampe en forme de galĂšre brĂ»lait suspendue dans le lointain de la chambre ; et trois rayons, qui s'Ă©chappaient de sa carĂšne d'argent, tremblaient sur les hauts lambris, couverts d'une peinture rouge Ă bandes noires. Le plafond Ă©tait un assemblage de poutrelles, portant au milieu de leur dorure des amĂ©thystes et des topazes dans les noeuds du bois. Sur les deux grands cĂÂŽtĂ©s de l'appartement, s'allongeait un lit trĂšs bas fait de courroies blanches ; et des cintres, pareils Ă des coquilles, s'ouvraient au-dessus, dans l'Ă©paisseur de la muraille, laissant dĂ©border quelque vĂÂȘtement qui pendait jusqu'Ă terre. Une marche d'onyx entourait un bassin ovale ; de fines pantoufles en peau de serpent Ă©taient restĂ©es sur le bord avec une buire d'albĂÂątre. La trace d'un pas humide s'apercevait au-delĂ . Des senteurs exquises s'Ă©vaporaient. MĂÂątho effleurait les dalles incrustĂ©es d'or, de nacre et de verre ; et malgrĂ© la polissure du sol, il lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s'il eĂ»t marchĂ© dans des sables. Il avait aperçu derriĂšre la lampe d'argent un grand carrĂ© d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui remontaient, et il s'avançait, les reins courbĂ©s, la bouche ouverte. Des ailes de phĂ©nicoptĂšres, emmanchĂ©es Ă des branches de corail noir, traĂnaient parmi les coussins de pourpre et les Ă©trilles d'Ă©caille, les coffrets de cĂšdre, les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope Ă©taient enfilĂ©s des bagues, des bracelets ; et des vases d'argile rafraĂchissaient au vent, dans la fente du mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inĂ©gale qui faisaient dans la chambre comme une succession d'appartements. Au fond, des balustres d'argent entouraient un tapis semĂ© de fleurs peintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, prĂšs d'un escabeau d'Ă©bĂšne servant Ă y monter. Mais la lumiĂšre s'arrĂÂȘtait au bord ; - et l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne dĂ©couvrait qu'un angle du matelas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur la cheville. Alors MĂÂątho tira la lampe, tout doucement. Elle dormait la joue dans une main et l'autre bras dĂ©pliĂ©. Les anneaux de sa chevelure se rĂ©pandaient autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait couchĂ©e sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu'Ă ses pieds, suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux, sous ses paupiĂšres entre-closes. Les courtines, perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une atmosphĂšre bleuĂÂątre, et le mouvement de sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la balancer dans l'air. Un long moustique bourdonnait. MĂÂątho, immobile, tenait au bout de son bras la galĂšre d'argent, mais la moustiquaire s'enflamma d'un seul coup, disparut, et SalammbĂÂŽ se rĂ©veilla. Le feu s'Ă©tait de soi-mĂÂȘme Ă©teint. Elle ne parlait pas. La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses. - " Qu'est-ce donc ? " dit-elle. Il rĂ©pondit - " C'est le voile de la DĂ©esse ! " - " Le voile, de la DĂ©esse ! " s'Ă©cria SalammbĂÂŽ. Et appuyĂ©e sur les deux poings, elle se penchait en dehors toute frĂ©missante. Il reprit - " J'ai Ă©tĂ© le chercher pour toi dans les profondeurs du sanctuaire ! Regarde ! " Le zaĂÂŻmph Ă©tincelait tout couvert de rayons. - " T'en souviens-tu ? " disait MĂÂątho. " La nuit, tu apparaissais dans mes songes - ; mais je ne devinais pas l'ordre muet de tes yeux ! " Elle avançait un pied sur l'escabeau d'Ă©bĂšne. " Si j'avais compris, je serais accouru ; j'aurais abandonnĂ© l'armĂ©e ; je ne serais pas sorti de Carthage. Pour t'obĂ©ir, je descendrais par la caverne d'HadrumĂšte dans le royaume des Ombres... Pardonne ! c'Ă©taient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelque chose m'entraĂnait ! Je tĂÂąchais de venir jusqu'Ă toi ! Sans les Dieux, est-ce que jamais j'aurais osĂ© ! ... Partons ! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe... Noie mon ĂÂąme ans le souffle de ton haleine ! Que mes lĂšvres s'Ă©crasent Ă baiser tes mains ! " - " Laisse-moi voir ! " disait-elle. " Plus prĂšs ! Plus prĂšs ! " L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs. SalammbĂÂŽ s'appuyait en dĂ©faillant contre les coussins du lit. - " Je t'aime ! " criait MĂÂątho. Elle balbutia - " Donne-le ! " Et ils se rapprochaient. Elle s'avançait toujours, vĂÂȘtue de sa simarre blanche qui traĂnait, avec ses grands yeux attachĂ©s sur le voile. MĂÂątho la contemplait, Ă©bloui par les splendeurs de sa tĂÂȘte, et tendant vers elle le zaĂÂŻmph, il allait l'envelopper dans une Ă©treinte. Elle Ă©cartait les bras. Tout Ă coup elle s'arrĂÂȘta, et ils restĂšrent bĂ©ants Ă se regarder. Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la saisit. Ses sourcils minces remontĂšrent, ses lĂšvres s'ouvraient ; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des patĂšres d'airain qui pendaient aux coins du matelas rouge, en criant - " Au secours ! au secours ! ArriĂšre, sacrilĂšge ! infĂÂąme ! maudit ! A moi, Taanach, KroĂ»m, Ewa, Micipsa, SchaoĂ»l ! " Et la figure de Spendius effarĂ©e, apparaissant dans la muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots - " Fuis donc ! ils accourent ! " Un grand tumulte monta en Ă©branlant les escaliers et un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves, s'Ă©lancĂšrent dans la chambre avec des Ă©pieux, des casse-tĂÂȘte, des coutelas, des poignards. Ils furent comme paralysĂ©s d'indignation en apercevant un homme ; les servantes poussaient le hurlement des funĂ©railles, et les eunuques pĂÂąlissaient sous leur peau noire. MĂÂątho se tenait derriĂšre les balustres. Avec le zaĂÂŻmph qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidĂ©ral tout environnĂ© du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur lui. Elle les arrĂÂȘta - " N'y touchez pas ! C'est le manteau de la DĂ©esse ! " Elle s'Ă©tait reculĂ©e dans un angle ; mais elle fit un pas vers lui, et, allongeant son bras nu - " MalĂ©diction sur toi qui as dĂ©robĂ© Tanit ! Haine, vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil, dieu des batailles, te dĂ©chire ! que Matisman, dieu des morts, t'Ă©touffe ! et que l'Autre, - celui qu'il ne faut pas nommer - te brĂ»le ! " MĂÂątho poussa un cri comme Ă la blessure d'une Ă©pĂ©e. Elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois - " Va-t'en ! va-t'en ! " La foule des serviteurs s'Ă©carta, et MĂÂątho, baissant la tĂÂȘte, passa lentement au milieu d'eux ; mais Ă la porte il s'arrĂÂȘta, car la frange du zaĂÂŻmph s'Ă©tait accrochĂ©e Ă une des Ă©toiles d'or qui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d'un coup d'Ă©paule, et descendit les escaliers. Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies, les rigoles, s'Ă©tait Ă©chappĂ© des jardins. Il arriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvait abandonnĂ©, tant la falaise Ă©tait inaccessible. Il s'avança jusqu'au bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long jusqu'en bas ; puis il atteignit Ă la nage le cap des Tombeaux, fit un grand dĂ©tour par la lagune salĂ©e, et, le soir, rentra au camp des Barbares. Le soleil s'Ă©tait levĂ© ; et, comme un lion qui s'Ă©loigne, MĂÂątho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeux terribles. Une rumeur indĂ©cise arrivait Ă ses oreilles. Elle Ă©tait partie du palais et elle recommençait au loin, du cĂÂŽtĂ© de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le trĂ©sor de la RĂ©publique dans le temple de Moloch ; d'autres parlaient d'un prĂÂȘtre assassinĂ©. On s'imaginait ailleurs que les Barbares Ă©taient entrĂ©s dans la ville. MĂÂątho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui. On l'aperçut, alors une clameur s'Ă©leva. Tous avaient compris ; ce fut une consternation, puis une immense colĂšre. Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de leurs boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des Ă©pĂ©es, des haches, des bĂÂątons ; mais l'obstacle qui avait empĂÂȘchĂ© SalammbĂÂŽ les arrĂÂȘta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seule Ă©tait un crime il Ă©tait de la nature des Dieux et son contact faisait mourir. Sur le pĂ©ristyle des temples, les prĂÂȘtres dĂ©sespĂ©rĂ©s se tordaient les bras. Les gardes de la LĂ©gion galopaient au hasard on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l'Ă©paule des colosses et dans la mĂÂąture des navires. Il s'avançait cependant, et Ă chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient Ă son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux cĂÂŽtĂ©s jusqu'au sommet des murailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dĂ©vorer, des dents qui claquaient, des poings tendus, et les imprĂ©cations de SalammbĂÂŽ retentissaient en se multipliant. Tout Ă coup, une longue flĂšche siffla, puis une autre, et des pierres ronflaient mais les coups, mal dirigĂ©s car on avait peur d'atteindre le zaĂÂŻmph, passaient au-dessus de sa tĂÂȘte. D'ailleurs, se faisant du voile un bouclier, il le tendait Ă droite, Ă gauche, devant lui, par-derriĂšre ; et ils n'imaginaient aucun expĂ©dient. Il marchait de plus en plus vite, s'engageant par les rues ouvertes. Elles Ă©taient barrĂ©es avec des cordes, des chariots, des piĂšges ; Ă chaque dĂ©tour il revenait en arriĂšre. Enfin il entra sur la place de Khamon, oĂÂč les BalĂ©ares avaient pĂ©ri ; MĂÂątho s'arrĂÂȘta, pĂÂąlissant comme quelqu'un qui va mourir. Il Ă©tait bien perdu cette fois ; la multitude battait des mains. Il courut jusqu'Ă la grande porte fermĂ©e. Elle Ă©tait trĂšs haute, tout en coeur de chĂÂȘne, avec des clous de fer et doublĂ©e d'airain. MĂÂątho se jeta contre. Le peuple trĂ©pignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entiĂšre hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'Ă©craser. MĂÂątho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient Ă l'Ă©tourdir ; il se sentait envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout Ă coup il aperçut la longue chaĂne que l'on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds ; et, Ă la fin, les battants Ă©normes s'entrouvrirent. Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaĂÂŻmph et l'Ă©leva sur sa tĂÂȘte le plus haut possible. L'Ă©toffe, soutenue par le vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. MĂÂątho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes des soldats, et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage. - Chapitre 6 HANNON - - " J'aurais dĂ» l'enlever ! " disait-il le soir Ă Spendius. - Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison ! Personne n'eĂ»t osĂ© rien contre moi ! " Spendius ne l'Ă©coutait pas. Etendu sur le dos, il se reposait avec dĂ©lices, prĂšs d'une grande jarre pleine d'eau miellĂ©e, oĂÂč de temps Ă autre il se plongeait la tĂÂȘte pour boire plus abondamment. MĂÂątho reprit - " Que faire ? ... Comment rentrer dans Carthage ? " - " Je ne sais " , lui dit Spendius. Cette impassibilitĂ© l'exaspĂ©rait ; il s'Ă©cria - " Eh ! la faute vient de toi ! Tu m'entraĂnes, puis tu m'abandonnes, lĂÂąche que tu es ! Pourquoi donc t'obĂ©irais-je ? Te crois-tu mon maĂtre ? Ah ! prostitueur, esclave, fils d'esclave ! " " Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main. Le Grec ne rĂ©pondit pas. Un lampadaire d'argile brĂ»lait doucement contre le mĂÂąt de la tente, oĂÂč le zaĂÂŻmph rayonnait dans la panoplie suspendue. Tout Ă coup, MĂÂątho chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette Ă lames d'airain, prit son casque. - " OĂÂč vas-tu ? " demanda Spendius. - " J'y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramĂšnerai ! Et s'ils se prĂ©sentent je les Ă©crase comme des vipĂšres ! Je la ferai mourir, Spendius ! " Il rĂ©pĂ©ta " Oui ! Je la tuerai ! tu verras, je la tuerai ! " Mais Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le zaĂÂŻmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillĂšrent, et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine d'hommes environ. Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyĂšne ; et, restĂ©s sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas Ă©tait le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant autour de sa tĂÂȘte son large vĂÂȘtement retenait une plume d'autruche qui lui pendait par-derriĂšre l'Ă©paule un continuel sourire dĂ©couvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisĂ©s comme des flĂšches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d'attentif et de lĂ©ger. Il dĂ©clara qu'il venait se joindre aux Mercenaires, car la RĂ©publique menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avait intĂ©rĂÂȘt Ă secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur ĂÂȘtre utile. - " Je vous fournirai des Ă©lĂ©phants mes forĂÂȘts en sont pleines, du vin, de l'huile, de l'orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les siĂšges, vingt mille, fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse Ă toi, MĂÂątho, c'est que la possession du zaĂÂŻmph t'a rendu le premier de l'armĂ©e. " Il ajouta " Nous sommes d'anciens amis d'ailleurs. " MĂÂątho, cependant, considĂ©rait Spendius, qui Ă©coutait assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tĂÂȘte de petits signes d'assentiment. Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait Carthage. Dans ses imprĂ©cations, il brisa un javelot. Tous ses hommes Ă la fois poussĂšrent un grand hurlement, et MĂÂątho, emportĂ© par cette colĂšre, s'Ă©cria qu'il acceptait l'alliance. Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les Ă©gorgea au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang ils y plongĂšrent leurs bras. Puis Narr'Havas Ă©tala sa main sur la poitrine de MĂÂątho, et MĂÂątho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas. Ils rĂ©pĂ©tĂšrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passĂšrent la nuit Ă manger, et on brĂ»la le reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles. Une immense acclamation avait saluĂ© MĂÂątho lorsqu'il Ă©tait revenu portant le voile de la DĂ©esse ; ceux mĂÂȘmes qui n'Ă©taient pas de la religion chananĂ©enne sentirent Ă leur vague enthousiasme qu'un GĂ©nie survenait. Quant Ă chercher Ă s'emparer du zaĂÂŻmph, aucun n'y songea ; la maniĂšre mystĂ©rieuse dont il l'avait acquis suffisait, dans l'esprit des Barbares, Ă en lĂ©gitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les autres, dont la haine Ă©tait moins vieille, ne savaient que rĂ©soudre. S'ils avaient eu des navires, ils se seraient immĂ©diatement en allĂ©s. Spendius, Narr'Havas et MĂÂątho expĂ©diĂšrent des hommes Ă toutes les tribus du territoire punique. Carthage extĂ©nuait ces peuples. Elle en tirait des impĂÂŽts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cultiver ce qui convenait Ă la RĂ©publique, fournir ce qu'elle demandait ; personne n'avait le droit de possĂ©der une arme ; quand les villages se rĂ©voltaient, on vendait les habitants ; les gouverneurs Ă©taient estimĂ©s comme des pressoirs d'aprĂšs la quantitĂ© qu'ils faisaient rendre. Puis, au-delĂ des rĂ©gions directement soumises Ă Carthage, s'Ă©tendaient les alliĂ©s ne payant qu'un mĂ©diocre tribut ; derriĂšre les alliĂ©s vagabondaient les Nomades, qu'on pouvait lĂÂącher sur eux. Par ce systĂšme les rĂ©coltes Ă©taient toujours abondantes, les haras savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un maĂtre en fait de labours et d'esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut Ă©bahi, et le cri de mort qu'il rĂ©pĂ©tait dans Rome n'Ă©tait que l'exclamation d'une jalousie cupide. Durant la derniĂšre guerre, les exactions avaient redoublĂ©, si bien que les villes de Libye, presque toutes, s'Ă©taient livrĂ©es Ă RĂ©gulus. Pour les punir, on avait exigĂ© d'elles mille talents, vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d'or, des avances de grains considĂ©rables, et les chefs des tribus avaient Ă©tĂ© mis en croix ou jetĂ©s aux lions. Tunis surtout exĂ©crait Carthage ! Plus vieille que la mĂ©tropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord de l'eau, comme une bĂÂȘte venimeuse qui la regardait. Les dĂ©portations, les massacres et les Ă©pidĂ©mies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu Archagate, fils d'AgathoclĂšs. Les Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvĂšrent des armes. Les courriers n'Ă©taient pas encore partis que dans les provinces une joie universelle Ă©clata. Sans rien attendre, on Ă©trangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la RĂ©publique ; on retira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des Ă©pĂ©es ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnĂšrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, tout ce qui pouvait servir Ă la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maĂÂŻs. On expĂ©dia des bestiaux et de l'argent. MĂÂątho paya vite aux Mercenaires l'arrĂ©rage de leur solde, et cette idĂ©e de Spendius le fit nommer gĂ©nĂ©ral en chef, schalischim des Barbares. En mĂÂȘme temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des caravanes de NĂšgres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient Ă Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain, se mĂÂȘlĂšrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on voyait l'armĂ©e qui grossissait. Sur la plate-forme de l'aqueduc, les gardes de la LĂ©gion Ă©taient postĂ©s en sentinelles ; et prĂšs d'eux, de distance en distance, s'Ă©levaient des cuves en airain oĂÂč bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils Ă©taient incertains, Ă©prouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares. Utique et Hippo-Zaryte refusĂšrent leur alliance. Colonies phĂ©niciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mĂÂȘmes, et, dans les traitĂ©s que concluait la RĂ©publique, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles respectaient cette soeur plus forte qui les protĂ©geait, et elles ne croyaient point qu'un amas de Barbares fĂ»t capable de la vaincre ; ils seraient au contraire exterminĂ©s. Elles dĂ©siraient rester neutres et vivre tranquilles. Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fond d'un golfe, Ă©tait commode pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule Ă©tait prise, Hippo-Zaryte, Ă six heures plus loin sur la cĂÂŽte, la remplacerait, et la mĂ©tropole, ainsi ravitaillĂ©e, se trouverait inexpugnable. Spendius voulait qu'on entreprĂt le siĂšge immĂ©diatement, Narr'Havas s'y opposa ; il fallait d'abord se porter sur la frontiĂšre. C'Ă©tait l'opinion des vĂ©tĂ©rans, celle de MĂÂątho lui-mĂÂȘme, et il fut dĂ©cidĂ© que Spendius irait attaquer Utique, MĂÂątho Hippo-Zaryte ; le troisiĂšme corps d'armĂ©e, s'appuyant Ă Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s'en chargea. Quant Ă Narr'Havas, il devait retourner dans son royaume pour y prendre des Ă©lĂ©phants, et avec sa cavalerie battre les routes. Les femmes criĂšrent bien fort Ă cette dĂ©cision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussi rĂ©clamĂšrent. On les avait appelĂ©s contre Carthage, et voilĂ qu'on s'en allait ! Les soldats presque seuls partirent. MĂÂątho commandait ses compagnons avec les IbĂ©riens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et des Ăles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandĂ© Spendius, Ă cause de son esprit. La stupĂ©faction fut grande quand on vit l'armĂ©e se mouvoir tout Ă coup ; puis elle s'allongea sous la montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du cĂÂŽtĂ© de la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du golfe, Ă la lisiĂšre des bois, oĂÂč il s'enfonça. Ils Ă©taient quatre-vingt mille hommes, peut-ĂÂȘtre. Les deux citĂ©s tyriennes ne rĂ©sisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage. DĂ©jĂ une armĂ©e considĂ©rable l'entamait, en occupant l'isthme par la base, et bientĂÂŽt elle pĂ©rirait affamĂ©e, car on ne pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas, comme Ă Rome, de contributions. Le gĂ©nie politique manquait Ă Carthage. Son Ă©ternel souci du pain l'empĂÂȘchait d'avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes. GalĂšre ancrĂ©e sur le sable Libyque, elle s'y maintenait Ă force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d'elle, et la moindre tempĂÂȘte Ă©branlait cette formidable machine. Le trĂ©sor se trouvait Ă©puisĂ© par la guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillĂ©, perdu, tandis qu'on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernement ne se fiait Ă la RĂ©publique. PtolĂ©mĂ©e naguĂšre lui avait refusĂ© deux mille talents. D'ailleurs le rapt du voile les dĂ©courageait. Spendius l'avait bien prĂ©vu. Mais ce peuple, qui se sentait haĂÂŻ, Ă©treignait sur son coeur, son argent et ses dieux ; et son patriotisme Ă©tait entretenu par la constitution mĂÂȘme de son gouvernement. D'abord, le pouvoir dĂ©pendait de tous sans qu'aucun fĂ»t assez fort pour l'accaparer. Les dettes particuliĂšres Ă©taient considĂ©rĂ©es comme dettes publiques, les hommes de race chananĂ©enne avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bĂ©nĂ©fices de la piraterie par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait Ă la richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures, et bien que la puissance et l'argent se perpĂ©tuassent dans les mĂÂȘmes familles, on tolĂ©rait l'oligarchie, parce qu'on avait l'espoir d'y atteindre. Les sociĂ©tĂ©s de commerçants, oĂÂč l'on Ă©laborait les lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens, dĂ©pendant eux-mĂÂȘmes de la Grande AssemblĂ©e, rĂ©union gĂ©nĂ©rale de tous les riches. Quant aux deux suffĂštes, Ă ces restes de rois, moindres que des consuls, ils Ă©taient pris le mĂÂȘme jour dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines, pour qu'ils s'affaiblissent rĂ©ciproquement. Ils ne pouvaient dĂ©libĂ©rer sur la guerre ; et, quand ils Ă©taient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait. Donc la force de Carthage Ă©manait des Syssites, c'est-Ă -dire d'une grande cour au centre de Malqua, Ă l'endroit, disait-on, oĂÂč avait abordĂ© la premiĂšre barque de matelots phĂ©niciens, la mer depuis lors s'Ă©tant beaucoup retirĂ©e. C'Ă©tait un assemblage de petites chambres d'une architecture archaĂÂŻque en troncs de palmier, avec des encoignures de pierre, et sĂ©parĂ©es les unes des autres pour recevoir isolĂ©ment les diffĂ©rentes compagnies. Les Riches se tassaient lĂ tout le jour pour dĂ©battre leurs intĂ©rĂÂȘts et ceux du gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'Ă l'extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d'en bas on les apercevait attablĂ©s dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les buires, - tous forts et gras, Ă moitiĂ© nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'Ă©battent dans la mer. Mais Ă prĂ©sent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiĂ©tudes, ils Ă©taient trop pĂÂąles ; la foule qui les attendait aux portes, les escortait jusqu'Ă leurs palais pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons Ă©taient fermĂ©es ; les rues s'emplissaient, se vidaient soudain ; on montait Ă l'Acropole on courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil dĂ©libĂ©rait. Enfin le peuple fut convoquĂ© sur la place de Kamon, et l'on dĂ©cida de s'en remettre Ă Hannon, le vainqueur d'HĂ©catompyle. C'Ă©tait un homme dĂ©vot, rusĂ©, impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus Ă©galaient ceux des Barca. Personne n'avait une telle expĂ©rience dans les choses de l'administration. Il dĂ©crĂ©ta l'enrĂÂŽlement de tous les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des provisions d'armes exorbitantes, il ordonna mĂÂȘme la construction de quatorze galĂšres dont on n'avait pas besoin ; et il voulut que tout fĂ»t enregistrĂ©, soigneusement Ă©crit. Il se faisait transporter Ă l'arsenal, au phare, dans le trĂ©sor des temples ; on apercevait toujours sa grande litiĂšre qui, en se balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se prĂ©parer Ă la bataille, il hurlait, d'une voix terrible, des manoeuvres de guerre. Tout le monde, par excĂšs de terreur, devenait brave. Les Riches, dĂšs le chant des coqs, s'alignaient le long des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s'exerçaient Ă manier la pique. Mais, faute d'instructeur, on se disputait. Ils s'asseyaient essoufflĂ©s sur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs mĂÂȘme s'imposĂšrent un rĂ©gime. Les uns, s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour acquĂ©rir des forces, se gorgeaient, et d'autres, incommodĂ©s par leur corpulence, s'extĂ©nuaient de jeĂ»nes pour se faire maigrir. Utique avait dĂ©jĂ rĂ©clamĂ© plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier Ă©crou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes Ă Ă©quiper les cent douze Ă©lĂ©phants qui logeaient dans les remparts ; c'Ă©taient les vainqueurs de RĂ©gulus ; le peuple les chĂ©rissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs dĂ©fenses, Ă©largir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordĂ©s de franges trĂšs lourdes. Enfin, comme on appelait leurs conducteurs des Indiens d'aprĂšs les premiers, sans doute, venus des Indes, il ordonna que tous fussent costumĂ©s Ă la mode indienne, c'est-Ă -dire avec un bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille appliquĂ©e sur les hanches. L'armĂ©e d'Autharite restait toujours devant Tunis. Elle se cachait derriĂšre un mur fait avec la boue du lac et dĂ©fendu au sommet par des broussailles Ă©pineuses. Des NĂšgres y avaient plantĂ© çà et lĂ , sur de grands bĂÂątons, d'effroyables figures, masques humains composĂ©s avec des plumes d'oiseaux, tĂÂȘtes de chacal ou de serpents, qui bĂÂąillaient vers l'ennemi pour l'Ă©pouvanter ; - et, par ce moyen, s'estimant invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas Ă pĂ©rir. Un autre qu'Hannon eĂ»t Ă©crasĂ© facilement cette multitude qu'embarrassaient des troupeaux et des femmes. D'ailleurs, ils ne comprenaient aucune manoeuvre, et Autharite dĂ©couragĂ© n'en exigeait plus rien. Ils s'Ă©cartaient, quand il passait en roulant ses gros yeux bleus. Puis, arrivĂ© au bord du lac, il retirait son sayon en poil de phoque, dĂ©nouait la corde qui attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans l'eau. Il regrettait de n'avoir pas dĂ©sertĂ© chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d'Eryx. Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout Ă coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussiĂšre brune, perpendiculairement Ă©talĂ©, accourait en tourbillonnant ; les palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lĂšvres collĂ©es contre les trous de sa tente, rĂÂąlait d'Ă©puisement et de mĂ©lancolie. Il songeait Ă la senteur des pĂÂąturages par les matins d'automne, Ă des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant ses paupiĂšres, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois. D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne fĂ»t pas aussi lointaine. En effet, les Carthaginois captifs pouvaient distinguer au-delĂ du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons, Ă©tendus dans les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d'eux, perpĂ©tuellement. On les avait tous attachĂ©s Ă une chaĂne commune. Chacun portait un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amaigris. Toutes les fois qu'Autharite considĂ©rait Giscon, une fureur le prenait au souvenir de son injure ; il l'eĂ»t tuĂ© sans le serment qu'il avait fait Ă Narr'Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un mĂ©lange d'orge et de cumin jusqu'Ă s'Ă©vanouir d'ivresse, - puis se rĂ©veillait au grand soleil, dĂ©vorĂ© par une soif horrible. MĂÂątho cependant assiĂ©geait Hippo-Zaryte. Mais la ville Ă©tait protĂ©gĂ©e par un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la dominaient se dĂ©veloppait un mur fortifiĂ© de tours. Jamais il n'avait commandĂ© de pareilles entreprises. Puis la pensĂ©e de SalammbĂÂŽ l'obsĂ©dait, et il rĂÂȘvait dans les plaisirs de sa beautĂ©, comme les dĂ©lices d'une vengeance qui le transportait d'orgueil. C'Ă©tait un besoin de la revoir, ĂÂącre, furieux, permanent. Il songea mĂÂȘme Ă s'offrir comme parlementaire, espĂ©rant qu'une fois dans Carthage il parviendrait jusqu'Ă elle. Souvent il faisait sonner l'assaut, et, sans rien attendre, s'Ă©lançait sur le mĂÂŽle qu'on tĂÂąchait d'Ă©tablir dans la mer. Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son Ă©pĂ©e. Les Barbares se prĂ©cipitaient pĂÂȘle- mĂÂȘle ; les Ă©chelles rompaient avec un grand fracas, et des masses d'hommes s'Ă©croulaient dans l'eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. Enfin, le tumulte s'affaiblissait, et les soldats s'Ă©loignaient pour recommencer. MĂÂątho allait s'asseoir en dehors des tentes ; il essuyait avec son bras sa figure Ă©claboussĂ©e de sang, et, tournĂ© vers Carthage, il regardait l'horizon. En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes et les platanes, s'Ă©talaient deux larges Ă©tangs qui rejoignaient un autre lac dont on n'apercevait pas les contours. DerriĂšre une montagne surgissaient d'autres montagnes, et au milieu du lac immense, se dressait une Ăle toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche, Ă l'extrĂ©mitĂ© du golfe, des tas de sable semblaient de grandes vagues blondes arrĂÂȘtĂ©es, tandis que la mer, plate comme un dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l'eau ; des alouettes huppĂ©es sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise. MĂÂątho poussait de grands soupirs. Il se couchait Ă plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait ; il se sentait misĂ©rable, chĂ©tif, abandonnĂ©. Jamais il ne la possĂ©derait, et il ne pouvait mĂÂȘme s'emparer d'une ville. La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaĂÂŻmph. A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle ? et des doutes survenaient dans la pensĂ©e du Barbare. Puis il lui semblait au contraire que le vĂÂȘtement de la DĂ©esse dĂ©pendait de SalammbĂÂŽ, et qu'une partie de son ĂÂąme y flottait plus subtile qu'une haleine ; et il le palpait, le humait, s'y plongeait le visage, il le baisait en sanglotant. Il s'en recouvrait les Ă©paules pour se faire illusion et se croire auprĂšs d'elle. Quelquefois il s'Ă©chappait tout Ă coup ; Ă la clartĂ© des Ă©toiles, il enjambait les soldats qui dormaient, roulĂ©s dans leurs manteaux ; puis, aux portes du camp, il s'Ă©lançait sur un cheval, et, deux heures aprĂšs, il se trouvait Ă Utique dans la tente de Spendius. D'abord, il parlait du siĂšge ; mais il n'Ă©tait venu que pour soulager sa douleur en causant de SalammbĂÂŽ Spendius l'exhortait Ă la sagesse. - " Repousse de ton ĂÂąme ces misĂšres qui la dĂ©gradent ! Tu obĂ©issais autrefois, Ă prĂ©sent tu commandes une armĂ©e, et si Carthage n'est pas conquise, du moins on nous accordera des provinces, nous deviendrons des rois ! " Mais, comment la possession du zaĂÂŻmph ne leur donnait-elle pas la victoire ? D'aprĂšs Spendius, il fallait attendre. MĂÂątho s'imagina que le voile concernait exclusivement les hommes de race chananĂ©enne, et, dans sa subtilitĂ© de Barbare, il se disait - " Donc le zaĂÂŻmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu'ils l'ont perdu, il ne fera rien pour eux. " Ensuite, un scrupule le troubla, il avait peur, en adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Moloch ; et il demanda timidement Ă Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un homme. - " Sacrifie toujours ! " dit Spendius, en riant. MĂÂątho, qui ne comprenait point cette indiffĂ©rence, soupçonna le Grec d'avoir un gĂ©nie dont il ne voulait pas parler. Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dans ces armĂ©es de Barbares, et l'on considĂ©rait les dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs mĂÂȘlaient Ă leur religion natale des pratiques Ă©trangĂšres. On avait beau ne pas adorer les Ă©toiles, telle constellation Ă©tant funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices ; une amulette inconnue, trouvĂ©e par hasard dans un pĂ©ril, devenait une divinitĂ© ; ou bien c'Ă©tait un nom, rien qu'un nom, et que l'on rĂ©pĂ©tait sans mĂÂȘme chercher Ă comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, Ă force d'avoir pillĂ© des temples, vu quantitĂ© de nations et d'Ă©gorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire qu'au destin et Ă la mort ; et chaque soir ils s'endormaient dans la placiditĂ© des bĂÂȘtes fĂ©roces. Spendius aurait crachĂ© sur les images de Jupiter Olympien ; cependant il redoutait de parler haut dans les tĂ©nĂšbres, et il ne manquait pas, tous les jours, de se chausser d'abord du pied droit. Il Ă©levait, en face d'Utique, une longue terrasse quadrangulaire. Mais, Ă mesure qu'elle montait, le rempart grandissait aussi ; ce qui Ă©tait abattu par les uns, presque immĂ©diatement se trouvait relevĂ© par les autres. Spendius mĂ©nageait ses hommes, rĂÂȘvait des plans ; il tĂÂąchait de se rappeler les stratagĂšmes qu'il avait entendu raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas ? On Ă©tait plein d'inquiĂ©tudes. Hannon avait terminĂ© ses apprĂÂȘts. Par une nuit sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser Ă ses Ă©lĂ©phants et Ă ses soldats le golfe de Carthage. Puis ils tournĂšrent la montagne des Eaux-Chaudes pour Ă©viter Autharite, - et continuĂšrent avec tant de lenteur qu'au lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculĂ© le SuffĂšte, on n'arriva qu'en plein soleil, dans la troisiĂšme journĂ©e. Utique avait, du cĂÂŽtĂ© de l'orient, une plaine qui s'Ă©tendait jusqu'Ă la grande lagune de Carthage ; derriĂšre elle, dĂ©bouchait Ă angle droit une vallĂ©e comprise entre deux basses montagnes s'interrompant tout Ă coup ; les Barbares s'Ă©taient campĂ©s plus loin sur la gauche, de maniĂšre Ă bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs tentes car ce jour-lĂ les deux partis, trop las pour combattre, se reposaient, lorsque, au tournant des collines, l'armĂ©e carthaginoise parut. Des goujats munis de frondes Ă©taient espacĂ©s sur les ailes. Les gardes de la LĂ©gion, sous leurs armures en Ă©cailles d'or, formaient la premiĂšre ligne, avec leurs gros chevaux sans criniĂšre, sans poil, sans oreilles et qui avaient au milieu du front une corne d'argent pour les faire ressembler Ă des rhinocĂ©ros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens, coiffĂ©s d'un petit casque, balançaient dans chaque main un javelot de frĂÂȘne ; les longues piques de la lourde infanterie s'avançaient par-derriĂšre. Tous ces marchands avaient accumulĂ© sur leurs corps le plus d'armes possible on en voyait qui portaient Ă la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; d'autres, comme des porcs-Ă©pics, Ă©taient hĂ©rissĂ©s de dards, et leurs bras s'Ă©cartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent les Ă©chafaudages des hautes machines carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirĂ©s par des mulets et des quadriges de boeufs - et Ă mesure que l'armĂ©e se dĂ©veloppait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files et maintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaient Ă©taient venus avec des casques de pourpre dont les franges magnifiques s'embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouillĂ©s de vermillon, reluisaient sous des casques Ă©normes surmontĂ©s de dieux et, comme ils avaient des boucliers Ă bordure d'ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d'airain. Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les soldats, par dĂ©rision, les engagĂšrent Ă s'asseoir. Ils criaient qu'ils allaient tout Ă l'heure vider leurs gros ventres, Ă©pousseter la dorure de leur peau et leur faire boire du fer. Au haut du mĂÂąt plantĂ© devant la tente de Spendius, un lambeau de toile verte apparut ; c'Ă©tait le signal. L'armĂ©e carthaginoise y rĂ©pondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, de flĂ»tes en os d'ĂÂąne et de tympanons. DĂ©jĂ les Barbares avaient sautĂ© en dehors des palissades. On Ă©tait Ă portĂ©e de javelot, face Ă face. Un frondeur balĂ©are s'avança d'un pas, posa dans sa laniĂšre une de ses balles d'argile, tourna son bras un bouclier d'ivoire Ă©clata, et les deux armĂ©es se mĂÂȘlĂšrent. Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux aux naseaux, les firent se renverser sur leurs maĂtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient prises trop grosses ; elles retombaient prĂšs d'eux. Les fantassins puniques, en frappant de taille avec leurs longues Ă©pĂ©es, se dĂ©couvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncĂšrent leurs lignes ; ils les Ă©gorgeaient Ă plein glaive ; ils trĂ©buchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglĂ©s par le sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cuirasses, d'Ă©pĂ©es et de membres confondus tournait sur soi-mĂÂȘme, s'Ă©largissant et se serrant avec des contractions Ă©lastiques. Les cohortes carthaginoises se trouĂšrent de plus en plus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin la litiĂšre du SuffĂšte sa grande litiĂšre Ă pendeloques de cristal, que l'on apercevait depuis le commencement, balancĂ©e dans les soldats comme une barque sur les flots, tout Ă coup sombra. Il Ă©tait mort sans doute ? Les Barbares se trouvĂšrent seuls. La poussiĂšre autour d'eux tombait et ils commençaient Ă chanter, lorsque Hannon lui-mĂÂȘme parut au haut d'un Ă©lĂ©phant. Il Ă©tait nu-tĂÂȘte, sous un parasol de byssus, que portait un nĂšgre derriĂšre lui. Son collier, Ă plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras Ă©normes, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique dĂ©mesurĂ©e, Ă©panouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu'un miroir. AussitĂÂŽt la terre s'Ă©branla, - et les Barbares virent accourir, sur une seule ligne, tous les Ă©lĂ©phants de Carthage avec leurs dĂ©fenses dorĂ©es, les oreilles peintes en bleu, revĂÂȘtus de bronze, et secouant par-dessus leurs caparaçons d'Ă©carlate des tours de cuir, oĂÂč dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert. A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s'Ă©taient rangĂ©s au hasard. Une terreur les glaça ; ils restĂšrent indĂ©cis. DĂ©jĂ du haut des tours on leur jetait des javelots, des flĂšches, des phalariques, des masses de plomb ; quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient Ă la renverse sur des glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les Ă©lĂ©phants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d'herbes ; ils arrachĂšrent les pieux du camp avec leurs trompes, le traversĂšrent d'un bout Ă l'autre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaient fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallĂ©e par oĂÂč les Carthaginois Ă©taient venus. Hannon vainqueur se prĂ©senta devant les portes d'Utique. Il fit sonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, au sommet d'une tour, dans la baie des crĂ©neaux. Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hĂÂŽtes aussi bien armĂ©s. Hannon s'emporta. Enfin ils consentirent Ă l'admettre avec une faible escorte. Les rues se trouvĂšrent trop Ă©troites pour les Ă©lĂ©phants. Il fallut les laisser dehors. DĂšs que le SuffĂšte fut dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux Ă©tuves, et appela ses cuisiniers. Trois heures aprĂšs, il Ă©tait encore enfoncĂ© dans l'huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de boeuf Ă©tendue, des langues de phĂ©nicoptĂšres avec des graines de pavot assaisonnĂ©es au miel. PrĂšs de lui, son mĂ©decin qui, immobile dans une longue robe jaune, faisait de temps Ă autre rĂ©chauffer l'Ă©tuve, et deux jeunes garçons penchĂ©s sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps n'arrĂÂȘtaient pas son amour de la chose publique, et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers, il se demandait quel chĂÂątiment terrible inventer. - " ArrĂÂȘte ! " dit-il Ă un esclave qui Ă©crivait, debout, dans le creux de sa main. " Qu'on m'en amĂšne ! Je veux les voir. " Et du fond de la salle emplie d'une vapeur blanchĂÂątre oĂÂč les torches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien. - " Continue ! " dit Hannon. - " RĂ©jouissez-vous, lumiĂšre des Baals ! votre suffĂšte a exterminĂ© les chiens voraces ! BĂ©nĂ©dictions sur la RĂ©publique ! Ordonnez des priĂšres ! " Il aperçut les captifs, et alors Ă©clatant de rire - " Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si fort aujourd'hui ! C'est moi ! Me reconnaissez-vous ? OĂÂč sont donc vos Ă©pĂ©es ? Quels hommes terribles, vraiment ! " Et il feignait de se vouloir cacher, comme s'il en avait peur. - " Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera Ă des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous mettrai Ă de bonnes places, trĂšs hautes, au milieu des nuages, pour ĂÂȘtre rapprochĂ©s des aigles ! " Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le regardaient sans comprendre ce qu'il disait. BlessĂ©s aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaĂnes de leurs mains traĂnaient par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de leur impassibilitĂ©. - " A genoux ! Ă genoux ! chacals ! poussiĂšre ! vermine ! excrĂ©ments ! Et ils ne rĂ©pondent pas ! Assez ! taisez-vous ! Qu'on les Ă©corche vifs ! Non ! Tout Ă l'heure ! " Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L'huile parfumĂ©e dĂ©bordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les Ă©cailles de sa peau, Ă la lueur des torches, la faisait paraĂtre rose. Il reprit - " Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. MalgrĂ© leur position, le courage extraordinaire... Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu'on rĂ©chauffe les briques, et qu'elles soient rouges ! " On entendit un bruit de rĂÂąteaux et de fourneaux. L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes, et les masseurs tout nus, qui suaient comme des Ă©ponges, lui Ă©crasĂšrent sur les articulations une pĂÂąte composĂ©e avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dĂ©vorait ; l'homme vĂÂȘtu de jaune ne cĂ©da pas Ă cette envie, et, lui tendant une coupe d'or oĂÂč fumait un bouillon de vipĂšre - " Bois ! " dit-il, " pour que la force des serpents, nĂ©s du soleil, pĂ©nĂštre dans la moelle de tes os, et prends courage, ĂÂŽ reflet des Dieux ! Tu sais d'ailleurs qu'un prĂÂȘtre d'EschmoĂ»n observe autour du Chien les Ă©toiles cruelles d'oĂÂč dĂ©rive ta maladie. Elles pĂÂąlissent comme les macules de ta peau, et tu n'en dois pas mourir. " - " Oh ! oui, n'est-ce pas ? " rĂ©pĂ©ta le SuffĂšte, " je n'en dois pas mourir ! " Et de ses lĂšvres violacĂ©es s'Ă©chappait une haleine plus nausĂ©abonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brĂ»ler Ă la place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles, en s'Ă©cartant de sa tĂÂȘte, commençaient Ă grandir, et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect Ă©trange et effrayant, l'air d'une bĂÂȘte farouche. Sa voix dĂ©naturĂ©e ressemblait Ă un rugissement ; il dit - " Tu as peut-ĂÂȘtre raison, Demonades ? En effet, voilĂ bien des ulcĂšres qui se sont fermĂ©s. Je me sens robuste. Tiens ! regarde comme je mange ! " Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver Ă lui- mĂÂȘme qu'il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d'origan, les poissons dĂ©sossĂ©s, les courges, les huĂtres, avec des oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se dĂ©lectait dans l'imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en injures contre ces trois hommes. - " Ah ! traĂtres ! ah ! misĂ©rables ! infĂÂąmes ! maudits ! Et vous m'outragiez, moi ! moi ! le SuffĂšte ! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leur sang ! " Puis, se parlant Ă lui-mĂÂȘme - " Tous pĂ©riront ! on n'en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire Ă Carthage ! on me verrait... mais je n'ai pas, sans doute, emportĂ© assez de chaĂnes ? Ecris envoyez-moi ... Combien sont- ils ? qu'on aille le demander Ă Muthumbal ! Va ! pas de pitiĂ© ! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupĂ©es ! " Mais des cris bizarres, Ă la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils redoublĂšrent, et tout Ă coup le barrissement furieux des Ă©lĂ©phants Ă©clata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville. Les Carthaginois n'avaient point cherchĂ© Ă poursuivre les Barbares. Ils s'Ă©taient Ă©tablis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils se rĂ©jouissaient sous leurs belles tentes Ă bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expĂ©dia Zarxas vers MĂÂątho, parcourut les bois, rallia ses hommes les pertes n'Ă©taient pas considĂ©rables, - et enragĂ©s d'avoir Ă©tĂ© vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on dĂ©couvrit une cuve de pĂ©trole, abandonnĂ©e sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les mĂ©tairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique. Les Ă©lĂ©phants, effrayĂ©s par ces flammes, s'enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arriĂšre ; - et Ă grands coups d'ivoire et sous leurs pieds, ils Ă©ventraient les Carthaginois, les Ă©touffaient, les aplatissaient. DerriĂšre eux, les Barbares descendaient la colline ; le camp punique, sans retranchements, dĂšs la premiĂšre charge fut saccagĂ©, et les Carthaginois se trouvĂšrent Ă©crasĂ©s contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires. Le jour se levait ; on vit, du cĂÂŽtĂ© de l'Occident, arriver les fantassins de MĂÂątho. En mĂÂȘme temps des cavaliers parurent ; c'Ă©tait Narr'Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lĂ©vriers qui chassent des liĂšvres. Ce changement de fortune interrompit le SuffĂšte. Il cria pour qu'on vĂnt l'aider Ă sortir de l'Ă©tuve. Les trois captifs Ă©taient toujours devant lui. Alors un nĂšgre le mĂÂȘme qui, dans la bataille, portait son parasol se pencha vers son oreille. - " Eh bien ! . . ? ... " rĂ©pondit le SuffĂšte lentement. - " Ah ! tue-les ! " ajouta-t-il d'un ton brusque. L'Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les trois tĂÂȘtes tombĂšrent. Une d'elles, en rebondissant parmi les Ă©pluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchĂ©s sur leur poitrine, ruisselaient Ă gros bouillons comme trois fontaines, et une nappe de sang coulait sur les mosaĂÂŻques, sablĂ©es de poudre bleue. Le SuffĂšte trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s'en frotta les genoux c'Ă©tait un remĂšde. Le soir venu, il s'Ă©chappa de la ville avec son escorte, puis s'engagea dans la montagne, pour rejoindre son armĂ©e. Il parvint Ă en retrouver les dĂ©bris. Quatre jours aprĂšs, il Ă©tait Ă Gorza, sur le haut d'un dĂ©filĂ©, quand les troupes de Spendius se prĂ©sentĂšrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrĂÂȘtĂ©es ; les Carthaginois les regardĂšrent passer tout stupĂ©faits. Hannon reconnut Ă l'arriĂšre-garde le roi des Numides ; Narr'Havas s'inclina pour le saluer, en faisant un signe qu'il ne comprit pas. On s'en revint Ă Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans les bois d'oliviers. A chaque Ă©tape quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum, oĂÂč des vaisseaux vinrent les prendre. Hannon Ă©tait si fatiguĂ©, si dĂ©sespĂ©rĂ©, - la perte des Ă©lĂ©phants surtout l'accablait, - qu'il demanda, pour en finir, du poison Ă Demonades. D'ailleurs, il se sentait dĂ©jĂ tout Ă©tendu sur sa croix. Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d'argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d'or, dix-huit Ă©lĂ©phants, quatorze membres du Grand- Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du blĂ© pour trois lunes, un bagage considĂ©rable et toutes les machines de guerre ! La dĂ©fection de Narr'Havas Ă©tait certaine, les deux siĂšges recommençaient. L'armĂ©e d'Autharite s'Ă©tendait maintenant de Tunis Ă RhadĂšs. Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumĂ©es montant jusqu'au ciel ; c'Ă©taient les chĂÂąteaux des Riches qui brĂ»laient. Un homme, seul, aurait pu sauver la RĂ©publique. On se repentit de l'avoir mĂ©connu, et le parti de la paix, lui-mĂÂȘme, vota les holocaustes pour le retour d'Hamilcar. La vue du zaĂÂŻmph avait bouleversĂ© SalammbĂÂŽ. Elle croyait la nuit entendre les pas de la DĂ©esse, et elle se rĂ©veillait Ă©pouvantĂ©e en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait Ă exĂ©cuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus. - Chapitre 7 HAMILCAR BARCA - L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'EschmoĂ»n, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du cĂÂŽtĂ© de l'Occident, quelque chose de semblable Ă un oiseau frĂÂŽlant de ses longues ailes la surface de la mer. C'Ă©tait un navire Ă trois rangs de rames ; il y avait Ă la proue un cheval sculptĂ©. Le soleil se levait ; l'Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant Ă plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain. De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le mĂÂŽle Ă©tait couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirĂšme d'Hamilcar. Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombĂ©e dans la longueur du mĂÂąt, en fendant l'Ă©cume autour d'elle ; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps Ă autre l'extrĂ©mitĂ© de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l'Ă©peron qui terminait sa proue, le cheval Ă tĂÂȘte d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer. Autour du promontoire, comme le vent avait cessĂ©, la voile tomba, et l'on aperçut auprĂšs du pilote un homme debout, tĂÂȘte nue ; c'Ă©tait lui, le suffĂšte Hamilcar ! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s'attachant Ă ses Ă©paules laissait voir ses bras ; deux perles trĂšs longues pendaient Ă ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue. Cependant la galĂšre ballottĂ©e au milieu des rochers cĂÂŽtoyait le mĂÂŽle, et la foule la suivait sur les dalles en criant - " Salut ! bĂ©nĂ©diction ! Oeil de Khamon ! ah ! dĂ©livre-nous ! C'est la faute des Riches ! ils veulent te faire mourir ! Prends garde Ă toi, Barca ! " Il ne rĂ©pondait pas, comme si la clameur des ocĂ©ans et des batailles l'eĂ»t complĂštement assourdi. Mais quand il fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la tĂÂȘte et, les bras croisĂ©s, il regarda le temple d'EschmoĂ»n. Sa vue monta plus haut encore, dans le grand ciel pur ; d'une voix ĂÂąpre, il cria un ordre Ă ses matelots ; la trirĂšme bondit ; elle Ă©rafla l'idole Ă©tablie Ă l'angle du mĂÂŽle pour arrĂÂȘter les tempĂÂȘtes ; et dans le port marchand plein d'immondices, d'Ă©clats de bois et d'Ă©corces de fruits, elle refoulait, Ă©ventrait les autres navires amarrĂ©s Ă des pieux et finissant par des mĂÂąchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques- uns se jetĂšrent Ă la nage. DĂ©jĂ elle se trouvait au fond, devant la porte hĂ©rissĂ©e de clous. La porte se leva, et la trirĂšme disparut sous la voĂ»te profonde. Le Port-Militaire Ă©tait complĂštement sĂ©parĂ© de la ville ; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui dĂ©bouchait Ă gauche, devant le temple de KhamoĂ»n. Cette grande place d'eau, ronde comme une coupe, avait une bordure de quais oĂÂč Ă©taient bĂÂąties des loges abritant les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant Ă leur chapiteau des cornes d'Ammon, ce qui formait une continuitĂ© des portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une Ăle, s'Ă©levait une maison pour le SuffĂšte-de-la-mer. L'eau Ă©tait si limpide que l'on apercevait le fond pavĂ© de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jusque-lĂ , et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trirĂšmes qu'il avait autrefois commandĂ©es. Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-ĂÂȘtre, Ă l'abri, par terre, penchĂ©es sur le flanc ou droites sur la quille, avec des poupes trĂšs hautes et des proues bombĂ©es, couvertes de dorures et de symboles mystiques. Les chimĂšres avaient perdu leurs ailes, les Dieux-PatĂŠques leurs bras, les taureaux leurs cornes d'argent ; - et toutes Ă moitiĂ© dĂ©peintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoires et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilĂ©s qui revoient leur maĂtre, elles semblaient lui dire - " C'est nous ! c'est nous ! et toi aussi tu es vaincu ! " Nul, hormis le SuffĂšte-de-la-mer , ne pouvait entrer dans la maison- amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa mort, on le considĂ©rait comme existant toujours. Les Anciens Ă©vitaient par lĂ un maĂtre de plus, et ils n'avaient pas manquĂ© pour Hamilcar d'obĂ©ir Ă la coutume. Le SuffĂšte s'avança dans les appartements dĂ©serts. A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles, des objets connus qui l'Ă©tonnaient cependant, et mĂÂȘme sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumĂ©s au dĂ©part pour conjurer Melkarth. Ce n'Ă©tait pas ainsi qu'il espĂ©rait revenir. ! Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se dĂ©roula dans sa mĂ©moire les assauts, les incendies, les lĂ©gions, les tempĂÂȘtes DrĂ©panum, Syracuse, LilybĂ©e, le mont Etna, le plateau d'Eryx, cinq ans de batailles, - jusqu'au jour funeste oĂÂč, dĂ©posant les armes, avait il perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chĂšvres sur des montagnes grises ; et son coeur bondissait Ă l'imagination d'une autre Carthage Ă©tablie lĂ -bas. Ses projets, ses souvenirs bourdonnaient dans sa tĂÂȘte, encore Ă©tourdie par le tangage du vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu faible, tout Ă coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux. Alors il monta au dernier Ă©tage de sa maison ; puis ayant retirĂ© d'une coquille d'or suspendue Ă son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale. De minces rondelles noires, encastrĂ©es dans la muraille et transparentes comme du verre, l'Ă©clairaient doucement. Entre les rangs de ces disques Ă©gaux, des trous Ă©taient creusĂ©s, pareils Ă ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure, et qui paraissait trĂšs lourde. Les gens d'un esprit supĂ©rieur, seuls, honoraient ces abaddirs tombĂ©s de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit tĂ©nĂ©breuse, et par leur densitĂ©, la cohĂ©sion des choses terrestres. Une atmosphĂšre Ă©touffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussĂ© sans doute Ă travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes posĂ©es dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes aprĂšs les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant Ă genoux, il s'Ă©tendit par terre, les deux bras allongĂ©s. Le jour extĂ©rieur frappait contre les feuilles de laitier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur Ă©paisseur diaphane ; et la lumiĂšre arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit ĂÂȘtre par-derriĂšre le soleil, dans les mornes espaces des crĂ©ations futures. Il s'efforçait Ă bannir de sa pensĂ©e toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l'esprit immuable que les apparences dĂ©robaient. Quelque chose des vitalitĂ©s planĂ©taires le pĂ©nĂ©trait, tandis qu'il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dĂ©dain plus savant et plus intime. Quand il se releva, il Ă©tait plein d'une intrĂ©piditĂ© sereine, invulnĂ©rable Ă la misĂ©ricorde, Ă la crainte, et comme sa poitrine Ă©touffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage. La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et lĂ , ses boules de verre d'oĂÂč jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d'abondance qui s'Ă©panchait vers lui. Il apercevait en bas les ports, les places, l'intĂ©rieur des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque Ă ras des dalles. Ah ! Si Hannon n'Ă©tait pas arrivĂ© trop tard le matin des Ăles Aegates ? Ses yeux plongĂšrent dans l'extrĂÂȘme horizon, et il tendit du cĂÂŽtĂ© de Rome ses deux bras frĂ©missants. La multitude occupait les degrĂ©s de l'Acropole. Sur la place de Khamon on se poussait pour voir le SuffĂšte sortir, les terrasses peu Ă peu se chargeaient de monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait, il se retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple. Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus importants de son parti Istatten, Subeldia, Hictamon, Yeoubas et d'autres. Ils lui racontĂšrent tout ce qui s'Ă©tait passĂ© depuis la conclusion de la paix l'avarice des Anciens, le dĂ©part des soldats, leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du zaĂÂŻmph, Utique secourue, puis abandonnĂ©e ; mais aucun n'osa lui dire les Ă©vĂ©nements qui le concernaient. Enfin on se sĂ©para, pour se revoir pendant la nuit Ă l'assemblĂ©e des Anciens, dans le temple de Moloch. Ils venaient de sortir quand un tumulte s'Ă©leva en dehors, Ă la porte. MalgrĂ© les serviteurs, quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait, Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu. On vit paraĂtre une vieille nĂ©gresse, cassĂ©e, ridĂ©e, tremblante, l'air stupide, et enveloppĂ©e jusqu'aux talons dans de larges voiles bleus. Elle s'avança en face du SuffĂšte, ils se regardĂšrent l'un l'autre quelque temps ; tout Ă coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, les esclaves s'en allĂšrent. Alors, lui faisant signe de marcher avec prĂ©caution, il l'entraĂna par le bras dans une chambre lointaine. La nĂ©gresse se jeta par terre, Ă ses pieds pour les baiser ; il la releva brutalement. - " OĂÂč l'as-tu laissĂ©, Iddibal ? " - " LĂ -bas, MaĂtre " ; et en se dĂ©barrassant de ses voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; la couleur noire, le tremblement sĂ©nile, la taille courbĂ©e, tout disparut. C'Ă©tait un robuste vieillard, dont la peau semblait tannĂ©e par le sable, le vent et la mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crĂÂąne, comme l'aigrette d'un oiseau ; et, d'un coup d'oeil ironique, il montrait par terre le dĂ©guisement tombĂ©. - " Tu as bien fait, Iddibal ! C'est bien ! - " Puis, comme le perçant de son regard aigu " Aucun encore ne se doute ? " Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystĂšre Ă©tait gardĂ©. Ils ne quittaient pas leur cabane Ă trois jours d'HadrumĂšte, rivage peuplĂ© de tortues avec des palmiers sur la dune. - " Et selon ton ordre, ĂÂŽ MaĂtre ! je lui apprends Ă lancer des javelots et Ă conduire des attelages ! " - " Il est fort, n'est-ce pas ? " - " Oui, MaĂtre, et intrĂ©pide aussi ! Il n'a peur ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantĂÂŽmes. Il court pieds nus, comme un pĂÂątre, sur le bord des prĂ©cipices. " - " Parle ! Parle ! " - " Il invente des piĂšges pour les bĂÂȘtes farouches. L'autre lune, croirais- tu, il a surpris un aigle ; il le traĂnait, et le sang de l'oiseau et le sang de l'enfant s'Ă©parpillaient dans l'air en larges gouttes, telles que des roses emportĂ©es. La bĂÂȘte, furieuse, l'enveloppait du battement de ses ailes ; il l'Ă©treignait contre sa poitrine, et Ă mesure qu'elle agonisait ses rires redoublaient, Ă©clatants et superbes comme des chocs d'Ă©pĂ©es. " Hamilcar baissait la tĂÂȘte, Ă©bloui par ces prĂ©sages de grandeur. - " Mais, depuis quelque temps, une inquiĂ©tude l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux et il veut connaĂtre Carthage ! " - " Non ! non ! pas encore ! " s'Ă©cria le SuffĂšte. Le vieil esclave parut savoir le pĂ©ril qui effrayait Hamilcar, et il reprit - " Comment le retenir ? Il me faut dĂ©jĂ lui faire des promesses, et je ne suis venu Ă Carthage que pour lui acheter un poignard Ă manche d'argent avec des perles tout autour. " Puis il conta qu'ayant aperçu le SuffĂšte sur la terrasse, il s'Ă©tait donnĂ© aux gardiens du port pour une des femmes de SalammbĂÂŽ, afin de pĂ©nĂ©trer jusqu'Ă lui. Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses dĂ©libĂ©rations ; enfin il dit - " Demain tu te prĂ©senteras Ă MĂ©gara, au coucher du soleil, derriĂšre les fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d'un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune tu reviendras Ă Carthage. N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler d'Hamilcar. " L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la maison et du port. Hamilcar continua seul Ă pied, sans escorte, car les rĂ©unions des Anciens Ă©taient, dans les circonstances extraordinaires, toujours secrĂštes, et l'on s'y rendait mystĂ©rieusement. D'abord il longea la face orientale de l'Acropole, passa ensuite par le MarchĂ©-aux-herbes, les galeries de Kinsido, le Faubourg-des- parfumeurs. Les rares lumiĂšres s'Ă©teignaient, les rues plus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissĂšrent dans les tĂ©nĂšbres. Elles le suivaient, d'autres survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du cĂÂŽtĂ© des Mappales. Le temple de Moloch Ă©tait bĂÂąti au pied d'une gorge escarpĂ©e, dans un endroit sinistre. On n'apercevait d'en bas que de hautes murailles montant indĂ©finiment, telles que les parois d'un monstrueux tombeau. La nuit Ă©tait sombre, un brouillard grisĂÂątre semblait peser sur la mer. Elle battait contre la falaise avec un bruit de rĂÂąles et de sanglots ; et des ombres peu Ă peu s'Ă©vanouissaient comme si elles eussent passĂ© Ă travers les murs. Mais, sitĂÂŽt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des arcades. Au milieu, se levait une masse d'architecture Ă huit pans Ă©gaux. Des coupoles la surmontaient en se tassant autour d'un second Ă©tage qui supportait une maniĂšre de rotonde, d'oĂÂč s'Ă©lançait un cĂÂŽne Ă courbe rentrante, terminĂ© par une boule au sommet. Des feux brĂ»laient dans des cylindres en filigrane emmanchĂ©s Ă des perches que portaient des hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient les peignes d'or fixant Ă la nuque leurs cheveux tressĂ©s. Ils couraient, s'appelaient pour recevoir les Anciens. Sur les dalles, de place en place, Ă©taient accroupis comme des sphinx des lions Ă©normes, symboles vivants du Soleil dĂ©vorateur. Ils sommeillaient, les paupiĂšres entre-closes. Mais rĂ©veillĂ©s par les pas et par les voix, ils se levaient lentement, venaient vers les Anciens, qu'ils reconnaissaient Ă leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bĂÂąillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumiĂšre des torches. L'agitation redoubla, des portes se fermĂšrent, tous les prĂÂȘtres s'enfuirent, et les Anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule profond. Elles Ă©taient disposĂ©es de façon Ă reproduire par leurs rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la pĂ©riode saturnienne contenant les annĂ©es, les annĂ©es les mois, les mois les jours, et se touchaient Ă la fin contre la muraille du sanctuaire. C'Ă©tait lĂ que les Anciens dĂ©posaient leurs bĂÂątons en corne de narval, - car une loi toujours observĂ©e punissait de mort celui qui entrait Ă la sĂ©ance avec une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de leur vĂÂȘtement une dĂ©chirure arrĂÂȘtĂ©e par un galon de pourpre, pour bien montrer qu'en pleurant la mort de leurs proches ils n'avaient point mĂ©nagĂ© leurs habits, et ce tĂ©moignage d'affliction empĂÂȘchait la fente de s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermĂ©e dans un petit sac de peau violette, que deux cordons attachaient aux oreilles. Tous s'abordĂšrent en s'embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils le fĂ©licitaient ; on aurait dit des frĂšres qui revoient leur frĂšre. Ces hommes Ă©taient gĂ©nĂ©ralement trapus, avec des nez recourbĂ©s comme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus Ă©troits, trahissaient une origine africaine, des ancĂÂȘtres nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pĂÂąle ; d'autres gardaient sur eux comme la sĂ©vĂ©ritĂ© du dĂ©sert, et d'Ă©tranges joyaux scintillaient Ă tous les doigts de leurs mains, hĂÂąlĂ©s par les soleils inconnus. On distinguait des navigateurs au balancement de leur dĂ©marche, tandis que les hommes d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sĂšches et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d'argent Ă©quipaient des navires, ces propriĂ©taires de culture nourrissaient des esclaves exerçant des mĂ©tiers. Tous Ă©taient savants dans les disciplines religieuses, experts en stratagĂšmes, impitoyables et riches. Ils avaient l'air fatiguĂ©s par de longs soucis. Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec dĂ©fiance, et l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du commandement, donnait Ă toute leur personne un aspect de ruse et de violence, une sorte de brutalitĂ© discrĂšte et convulsive. D'ailleurs, l'influence du Dieu les assombrissait. Ils passĂšrent d'abord par une salle voĂ»tĂ©e, qui avait la forme d'un oeuf. Sept portes, correspondant aux sept planĂštes, Ă©talaient contre sa muraille sept carrĂ©s de couleur diffĂ©rente. AprĂšs une longue chambre, ils entrĂšrent dans une autre salle pareille. Un candĂ©labre tout couvert de fleurs ciselĂ©es brĂ»lait au fond, et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice de diamants une mĂšche de byssus. Il Ă©tait posĂ© sur la derniĂšre des longues marches qui allaient vers un grand autel, terminĂ© aux angles par des cornes d'airain. Deux escaliers latĂ©raux conduisaient Ă son sommet aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'Ă©tait comme une montagne de cendres accumulĂ©es, et quelque chose d'indistinct fumait dessus, lentement. Puis au-delĂ , plus haut que le candĂ©labre, et bien plus haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d'homme oĂÂč bĂÂąillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s'Ă©tendaient sur le mur, ses mains allongĂ©es descendaient jusqu'Ă terre ; trois pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient trois prunelles Ă son front, et, comme pour beugler, il levait dans un effort terrible sa tĂÂȘte de taureau. Autour de l'appartement Ă©taient rangĂ©s des escabeaux d'Ă©bĂšne. DerriĂšre chacun d'eux, une tige en bronze posant sur trois griffes supportait un flambeau. Toutes ces lumiĂšres se reflĂ©taient dans les losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle Ă©tait si haute que la couleur rouge des murailles, en montant vers la voĂ»te, se faisait noire, et les trois yeux de l'idole apparaissaient tout en haut, comme des Ă©toiles Ă demi perdues dans la nuit. Les Anciens s'assirent sur les escabeaux d'Ă©bĂšne, ayant mis par-dessus leur tĂÂȘte la queue de leur robe. Ils restaient immobiles, les mains croisĂ©es dans leurs larges manches, et le dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel vers la porte, coulait sous leurs pieds nus. Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos Ă dos, sur quatre siĂšges d'ivoire formant la croix, le grand-prĂÂȘtre d'EschmoĂ»n en robe d'hyacinthe, le grand-prĂÂȘtre de Tanit en robe de lin blanc, le grand-prĂÂȘtre de Khamon en robe de laine fauve, et le grand-prĂÂȘtre de Moloch en robe de pourpre. Hamilcar s'avança vers le candĂ©labre. Il tourna tout autour, en considĂ©rant les mĂšches qui brĂ»laient, puis jeta sur elles une poudre parfumĂ©e ; des flammes violettes parurent Ă l'extrĂ©mitĂ© des branches. Alors une voix aiguĂ s'Ă©leva, une autre y rĂ©pondit ; et les cent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous Ă la fois, entonnĂšrent un hymne, et rĂ©pĂ©tant toujours les mĂÂȘmes syllabes et renforçant les sons, leurs voix montaient, Ă©clatĂšrent, devinrent terribles, puis, d'un seul coup, se turent. On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette Ă trois tĂÂȘtes, bleue comme du saphir, et il la posa devant lui. C'Ă©tait l'image de la vĂ©ritĂ©, le gĂ©nie mĂÂȘme de sa parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous, comme saisis d'une colĂšre soudaine, criĂšrent - " Ce sont tes bons amis les Barbares ! TraĂtre ! infĂÂąme ! Tu reviens pour nous voir pĂ©rir, n'est-ce pas ? Laissez-le parler ! - " - " Non ! non ! " Ils se vengeaient de la contrainte oĂÂč le cĂ©rĂ©monial politique les avait tout Ă l'heure obligĂ©s ; et bien qu'ils eussent souhaitĂ© le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient maintenant de ce qu'il n'avait point prĂ©venu leurs dĂ©sastres ou plutĂÂŽt ne les avait pas subis comme eux. Quand le tumulte fut calmĂ©, le pontife de Moloch se leva. - " Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu Ă Carthage ? " - " Que vous importe ! " rĂ©pondit dĂ©daigneusement le SuffĂšte. Leurs cris redoublĂšrent. - " De quoi m'accusez-vous ! J'ai mal conduit la guerre, peut-ĂÂȘtre ? Vous avez vu l'ordonnance de mes batailles, vous autres qui laissez commodĂ©ment Ă des Barbares... " - " Assez, assez ! " Il reprit, d'une voix basse, pour se faire mieux Ă©couter - " Oh ! cela est vrai ! Je me trouve, lumiĂšres des Baals ; il en est parmi vous d'intrĂ©pides ! Giscon, lĂšve-toi ! " " Et parcourant la marche de l'autel, les paupiĂšres Ă demi fermĂ©es, comme pour chercher quelqu'un, il rĂ©pĂ©ta " LĂšve-toi, Giscon ! tu peux m'accuser, ils te dĂ©fendront ! Mais oĂÂč est-il ? " Puis, comme se ravisant " Ah ! dans sa maison, sans doute ? entourĂ© de ses fils, commandant Ă ses esclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers d'honneur que la patrie lui a donnĂ©s ? " Ils s'agitaient avec des haussements d'Ă©paules, comme flagellĂ©s par les laniĂšres. - " Vous ne savez mĂÂȘme pas s'il est vivant ou s'il est mort ! " Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait qu'en abandonnant le SuffĂšte, c'Ă©tait la RĂ©publique qu'on avait abandonnĂ©e. De mĂÂȘme la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur parĂ»t, Ă©tait plus funeste que vingt batailles. Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects d'incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus considĂ©rables s'Ă©taient rangĂ©s prĂšs d'Hannon, qui siĂ©geait Ă l'autre bout de la salle, devant la haute porte, fermĂ©e par une tapisserie d'hyacinthe. Il avait peint avec du fard les ulcĂšres de sa figure. Mais la poudre d'or de ses cheveux lui Ă©tait tombĂ©e sur les Ă©paules, oĂÂč elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient blanchĂÂątres, fins et crĂ©pus comme de la laine. Des linges imbibĂ©s d'un parfum gras qui dĂ©gouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains, et sa maladie sans doute avait considĂ©rablement augmentĂ©, car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupiĂšres. Pour voir, il lui fallait se renverser la tĂÂȘte. Ses partisans l'engageaient Ă parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse - " Moins d'arrogance, Barca ! Nous avons tous Ă©tĂ© vaincus ! Chacun supporte son malheur ! rĂ©signe-toi ! " - " Apprends-nous plutĂÂŽt " , dit en souriant Hamilcar, " comment tu as conduit tes galĂšres dans la flotte romaine ? " - " J'Ă©tais chassĂ© par le vent " , rĂ©pondit Hannon. - " Tu fais comme le rhinocĂ©ros qui piĂ©tine dans sa fiente tu Ă©tales ta sottise ! tais-toi ! " Et ils commencĂšrent Ă s'incriminer sur la bataille des Iles Aegates. Hannon l'accusait de n'ĂÂȘtre pas venu Ă sa rencontre. - " Mais c'eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©garnir Eryx. Il fallait prendre le large ; qui t'empĂÂȘchait ? Ah ! j'oubliais ! tous les Ă©lĂ©phants ont peur de la mer ! " Les gens d'Hamilcar trouvĂšrent la plaisanterie si bonne qu'ils poussĂšrent de grands rires. La voĂ»te en retentissait, comme si l'on eĂ»t frappĂ© des tympanons. Hannon dĂ©nonça l'indignitĂ© d'un tel outrage ; cette maladie lui Ă©tant survenue par un refroidissement au siĂšge d'HĂ©catompyle, et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur une muraille en ruine. Hamilcar reprit - " Si vous m'aviez aimĂ© autant que celui-lĂ , il y aurait maintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de fois n'ai-je pas criĂ© vers vous ! et toujours vous me refusiez de l'argent ! " - " Nous en avions besoin " , dirent les chefs des Syssites. - " Et quand mes affaires Ă©taient dĂ©sespĂ©rĂ©es, nous avons bu l'urine des mulets et mangĂ© les courroies de nos sandales, - quand j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous rappeliez chez vous ce qui me restait de vaisseaux ! " - " Nous ne pouvions pas tout risquer " , rĂ©pondit Baat-Baal, possesseur de mines d'or dans la GĂ©tulie-Darytienne. - " Que faisiez-vous cependant, ici, Ă Carthage, dans vos maisons, derriĂšre vos murs ? Il y a des Gaulois sur l'Eridan qu'il fallait pousser, des ChananĂ©ens Ă CyrĂšne qui seraient venus, et tandis que les Romains envoient Ă PtolĂ©mĂ©e des ambassadeurs... " - " Il nous vante les Romains, Ă prĂ©sent ! " Quelqu'un lui cria " Combien t'ont-ils payĂ© pour les dĂ©fendre ? " - " Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de MĂ©taponte et d'HĂ©raclĂ©e ! J'ai brĂ»lĂ© tous leurs arbres, j'ai pillĂ© tous leurs temples, et jusqu'Ă la mort des petits-fils de leurs petits-fils... " - " Eh ! tu dĂ©clames comme un rhĂ©teur ! " fit Kapouras, un marchand trĂšs illustre. " Que veux-tu donc ? " - " Je dis qu'il faut ĂÂȘtre plus ingĂ©nieux ou plus terrible ! Si l'Afrique entiĂšre rejette votre joug, c'est que vous ne savez pas, maĂtres dĂ©biles, l'attacher Ă ses Ă©paules ! AgathoclĂšs, RĂ©gulus, Coepio, tous les hommes hardis n'ont qu'Ă dĂ©barquer pour la prendre ; et quand les Libyens qui sont Ă l'Orient s'entendront avec les Numides qui sont Ă l'Occident, et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord ... " Un cri d'horreur s'Ă©leva. " Oh ! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez dans la poussiĂšre et vous dĂ©chirerez vos manteaux ! N'importe ! il faudra s'en aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium. " Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale, et les manches de leur robe se levaient comme de grandes ailes d'oiseaux effarouchĂ©s. Hamilcar, emportĂ© par un esprit, continuait, debout sur la plus haute marche de l'autel, frĂ©missant, terrible ; il levait les bras, et les rayons du candĂ©labre qui brĂ»lait derriĂšre lui passaient entre ses doigts comme des javelots d'or. - " Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n'y aura plus que le cri des aigles et l'amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage ! " Les quatre pontifes Ă©tendirent leurs mains pour Ă©carter l'anathĂšme. Tous s'Ă©taient levĂ©s. Mais le SuffĂšte-de-la-mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, Ă©tait inviolable tant que l'assemblĂ©e des Riches ne l'avait pas jugĂ©. Une Ă©pouvante s'attachait Ă l'autel. Ils reculĂšrent. Hamilcar ne parlait plus. L'oeil fixe et la face aussi pĂÂąle que les perles de sa tiare, il haletait, presque effrayĂ© par lui-mĂÂȘme et l'esprit perdu dans des visions funĂšbres. De la hauteur oĂÂč il Ă©tait, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux, posĂ©e Ă ras des dalles ; des fumĂ©es noires, s'en Ă©chappant, montaient dans les tĂ©nĂšbres de la voĂ»te ; et le silence pendant quelques minutes fut tellement profond qu'on entendait au loin le bruit de la mer. Puis les Anciens se mirent Ă s'interroger. Leurs intĂ©rĂÂȘts, leur existence se trouvait attaquĂ©e par les Barbares. Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du SuffĂšte et cette considĂ©ration, malgrĂ© leur orgueil, leur fit oublier toutes les autres. On prit Ă part ses amis. Il y eut des rĂ©conciliations intĂ©ressĂ©es, des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se mĂÂȘler d'aucun gouvernement. Tous le conjurĂšrent. Ils le suppliaient et comme le mot de trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul traĂtre, c'Ă©tait le Grand- Conseil, car l'engagement des soldats expirant avec la guerre, ils devenaient libres dĂšs que la guerre Ă©tait finie ; il exalta mĂÂȘme leur bravoure et tous les avantages qu'on en pourrait tirer en les intĂ©ressant Ă la RĂ©publique par des donations, des privilĂšges. Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces, dit en roulant ses yeux jaunes - " Vraiment, Barca, Ă force de voyager, tu es devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu de rĂ©compenses pour ces hommes ? PĂ©rissent dix mille Barbares plutĂÂŽt qu'un seul d'entre nous ! " Les Anciens approuvaient de la tĂÂȘte en murmurant - " Oui, faut-il tant se gĂÂȘner ? On en trouve toujours ! " - " Et l'on s'en dĂ©barrasse commodĂ©ment, n'est-ce pas ? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on les dĂ©barque au milieu de la mer. En revenant, j'ai vu le rocher tout blanc de leurs os ! " - " Quel malheur ! " fit impudemment Kapouras. - " Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tournĂ© Ă l'ennemi ! " exclamaient les autres. Hamilcar s'Ă©cria - " Pourquoi donc, malgrĂ© vos lois, les avez-vous rappelĂ©s Ă Carthage ? Et quand ils sont dans votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, l'idĂ©e ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vous les congĂ©diez avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage ! Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous Ă©pargner la douleur de tenir vos serments ? Vous les haĂÂŻssez, parce qu'ils sont forts ! Vous me haĂÂŻssez encore plus, moi, leur maĂtre ! Oh ! je l'ai senti, tout Ă l'heure, quand vous me baisiez les mains, et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! " Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrĂ©s en hurlant, la clameur n'eĂ»t pas Ă©tĂ© plus Ă©pouvantable. Mais le pontife d'EschmoĂ»n se leva, et, les deux genoux l'un contre l'autre, les coudes au corps, tout droit et les mains Ă demi ouvertes, il dit - " Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les Mercenaires le commandement gĂ©nĂ©ral des forces puniques ! " - " Je refuse " , rĂ©pondit Hamilcar. - " Nous te donnerons pleine autoritĂ© ! - " criĂšrent les chefs des Syssites. - " Non ! " - " Sans aucun contrĂÂŽle, sans partage, tout l'argent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets de terre par cadavre d'ennemi. " - " Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre avec vous ! " - " Il en a peur. " - " Parce que vous ĂÂȘtes lĂÂąches, avares, ingrats, pusillanimes et fous ! " - Il les mĂ©nage ! - " Pour se mettre Ă leur tĂÂȘte " , dit quelqu'un. - " Et revenir sur nous " , dit un autre ; et du fond de la salle, Hannon hurla - " Il veut se faire roi ! " Alors ils bondirent, en renversant les siĂšges et les flambeaux leur foule s'Ă©lança vers l'autel ; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et Ă demi courbĂ©, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrĂ©es, il les dĂ©fiait, immobile sous le candĂ©labre d'or. Ainsi, par prĂ©caution, ils avaient apportĂ© des armes ; c'Ă©tait un crime ; ils se regardĂšrent les uns les autres, effrayĂ©s. Comme tous Ă©taient coupables, chacun bien vite se rassura, et peu Ă peu, tournant le dos au SuffĂšte, ils redescendirent, enragĂ©s d'humiliation. Pour la seconde fois, ils reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restĂšrent debout. Plusieurs qui s'Ă©taient blessĂ© les doigts les portaient Ă leur bouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et ils allaient s'en aller quand Hamilcar entendit ces paroles - " Eh ! c'est une dĂ©licatesse pour ne pas affliger sa fille ! " Une voix plus haute s'Ă©leva - " Sans doute, puisqu'elle prend ses amants parmi les Mercenaires ! " D'abord il chancela, puis ses yeux cherchĂšrent rapidement Schahabarim. Mais, seul, le prĂÂȘtre de Tanit Ă©tait restĂ© Ă sa place ; et Hamilcar n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui ricanaient Ă la face. A mesure qu'augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au milieu des huĂ©es, ceux qui Ă©taient par-derriĂšre criaient - " On l'a vu sortir de sa chambre ! " - " Un matin du mois de Tammouz ! " - " C'est le voleur du zaĂÂŻmph ! " - " Un homme trĂšs beau ! " - " Plus grand que toi ! " Il arracha sa tiare, insigne de sa dignitĂ©, - sa tiare Ă huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille d'Ă©meraude - et Ă deux mains, de toutes ses forces, il la lança par terre ; les cercles d'or en se brisant rebondirent, et les perles sonnĂšrent sur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s'agitait comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres tremblaient. Il monta un des escaliers latĂ©raux qui conduisaient sur l'autel et il marchait dessus ! C'Ă©tait se vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candĂ©labre plus bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevĂ©e par ses pas, l'entourait comme un nuage jusqu'au ventre. Il s'arrĂÂȘta entre les jambes du colosse d'airain. Il prit dans ses mains deux poignĂ©es de cette poussiĂšre dont la vue seule faisait frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit - " Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les huit feux des Kabyres ! par les Ă©toiles, les mĂ©tĂ©ores et les volcans ! par tout ce qui brĂ»le ! par la soif du DĂ©sert et la salure de l'OcĂ©an ! par la caverne d'HadrumĂšte et l'empire des Ames ! par l'extermination ! par la cendre de vos fils, et la cendre des frĂšres de vos aĂÂŻeux, avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, SuffĂšte-de-la-mer, Chef des Riches et Dominateur du peuple, devant Moloch-Ă -tĂÂȘte-de- taureau, je jure... " On s'attendait Ă quelque chose d'Ă©pouvantable, mais il reprit d'une voix plus haute et plus calme " Que mĂÂȘme je ne lui en parlerai pas ! " Les serviteurs sacrĂ©s, portant des peignes d'or, entrĂšrent, - les uns avec des Ă©ponges de pourpre et les autres avec des branches de palmier. Ils relevĂšrent le rideau d'hyacinthe Ă©tendu devant la porte et par l'ouverture de cet angle, on aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voĂ»te, en s'appuyant Ă l'horizon sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots, montait. Il frappa tout Ă coup contre la poitrine du colosse d'airain, divisĂ© en sept compartiments que fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait dans un horrible bĂÂąillement ; ses naseaux Ă©normes se dilataient, le grand jour l'animait, lui donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu bondir au- dehors pour se mĂÂȘler avec l'astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensitĂ©s. Cependant les flambeaux rĂ©pandus par terre brĂ»laient encore, en allongeant çà et lĂ sur les pavĂ©s de nacre comme des taches de sang. Les Anciens chancelaient, Ă©puisĂ©s ; ils aspiraient Ă pleins poumons la fraĂcheur de l'air ; la sueur coulait sur leurs faces livides ; Ă force d'avoir criĂ©, ils ne s'entendaient plus. Mais leur colĂšre contre le SuffĂšte n'Ă©tait point calmĂ©e ; en maniĂšre d'adieux ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur rĂ©pondait - " A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d'EschmoĂ»n ! " - " J'y serai ! " - " Nous te ferons condamner par les Riches ! " - " Et moi par le peuple ! " - " Prends garde de finir sur la croix ! " - " Et vous, dĂ©chirĂ©s dans les rues ! " DĂšs qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent un calme maintien. Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient Ă la porte. La plupart s'en allĂšrent sur des mules blanches. Le SuffĂšte sauta dans son char, prit les rĂÂȘnes ; les deux bĂÂȘtes, courbant leur encolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient, montĂšrent au grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour d'argent, Ă la pointe du timon, semblait voler tant le char passait vite. La route traversait un champ, plantĂ© de longues dalles, aiguĂs par le sommet, telles que des pyramides, et qui portaient, entaillĂ©e Ă leur milieu, une main ouverte comme si le mort couchĂ© dessous l'eĂ»t tendue vers le ciel pour rĂ©clamer quelque chose. Ensuite, Ă©taient dissĂ©minĂ©es des cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles d'eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals sĂ©paraient irrĂ©guliĂšrement ces habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s'Ă©levant vers les jardins du SuffĂšte. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois Ă©tages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier bĂÂąti en pierres, le second en briques, et le troisiĂšme, tout en cĂšdre, - supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de genĂ©vrier, d'oĂÂč retombaient, en maniĂšre de guirlandes, des chaĂnettes d'airain entrelacĂ©es. Ce haut Ă©difice dominait les bĂÂątiments qui s'Ă©tendaient Ă droite, les entrepĂÂŽts, la maison-de-commerce, tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprĂšs, - alignĂ©s comme deux murailles de bronze. Quand le char retentissant fut entrĂ© par la porte Ă©troite, il s'arrĂÂȘta sous un large hangar, oĂÂč des chevaux, retenus Ă des entraves, mangeaient des tas d'herbes coupĂ©es. Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats, ayant Ă©tĂ© ramenĂ©s Ă Carthage. Les laboureurs, vĂÂȘtus de peaux de bĂÂȘtes, traĂnaient des chaĂnes rivĂ©es Ă leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les marins, des bonnets verts ; les pĂÂȘcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet sur l'Ă©paule ; et les gens de MĂ©gara, des tuniques blanches ou noires, des caleçons de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries diffĂ©rentes. Par-derriĂšre se pressait une populace en haillons. Ils vivaient, ceux-lĂ , sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient la nuit dans les jardins, dĂ©voraient les restes des cuisines, - moisissure humaine qui vĂ©gĂ©tait Ă l'ombre du palais. Hamilcar les tolĂ©rait, par prĂ©voyance encore plus que par dĂ©dain. Tous, en tĂ©moignage de joie, s'Ă©taient mis une fleur Ă l'oreille, et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu. Mais des hommes, coiffĂ©s comme des sphinx et munis de grands bĂÂątons, s'Ă©lancĂšrent dans la foule, en frappant de droite et de gauche. C'Ă©tait pour repousser les esclaves curieux de voir le maĂtre, afin qu'il ne fĂ»t pas assailli sous leur nombre et incommodĂ© par leur odeur. Alors, tous se jetĂšrent Ă plat ventre en criant - " Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! " " Et entre ces hommes, ainsi couchĂ©s par terre dans l'avenue des cyprĂšs, l'Intendant-des-intendants, Abdalonim, coiffĂ© d'une mitre blanche, s'avança vers Hamilcar, un encensoir Ă la main. SalammbĂÂŽ descendait alors l'escalier des galĂšres. Toutes ses femmes venaient derriĂšre elle ; et, Ă chacun de ses pas, elles descendaient aussi. Les tĂÂȘtes des NĂ©gresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux Ă plaque d'or qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient dans les cheveux des flĂšches d'argent, des papillons d'Ă©meraude, ou de longues aiguilles Ă©talĂ©es en soleil. Sur la confusion de ces vĂÂȘtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, les bracelets resplendissaient ; un murmure d'Ă©toffes lĂ©gĂšres s'Ă©levait ; on entendait le claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois - et, çà et lĂ , un grand eunuque, qui les dĂ©passait des Ă©paules, souriait la face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se fut apaisĂ©e, en se cachant le visage avec leurs manches, elles poussĂšrent ensemble un cri bizarre, pareil au hurlement d'une louve, et il Ă©tait si furieux et si strident qu'il semblait faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre le grand escalier d'Ă©bĂšne tout couvert de femmes. Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des papyrus se balançaient doucement. On Ă©tait au mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleur se bombaient sur l'azur du ciel, et, Ă travers les branches, la mer apparaissait avec une Ăle au loin, Ă demi perdue dans la brume. Hamilcar s'arrĂÂȘta, en apercevant SalammbĂÂŽ. Elle lui Ă©tait survenue aprĂšs la mort de plusieurs enfants mĂÂąles. D'ailleurs, la naissance des filles passait pour une calamitĂ© dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyĂ© un fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et comme l'Ă©branlement de la malĂ©diction qu'il avait prononcĂ©e contre elle. SalammbĂÂŽ, cependant, continuait Ă marcher. Des perles de couleurs variĂ©es descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses Ă©paules et jusqu'aux coudes. Sa chevelure Ă©tait crĂÂȘpĂ©e, de façon Ă simuler un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites plaques d'or quadrangulaires reprĂ©sentant une femme entre deux lions cabrĂ©s ; et son costume reproduisait en entier l'accoutrement de la DĂ©esse. Sa robe d'hyacinthe, Ă manches larges, lui serrait la taille en s'Ă©vasant par le bas. Le vermillon de ses lĂšvres faisait paraĂtre ses dents plus blanches, et l'antimoine de ses paupiĂšres ses yeux plus longs. Ses sandales, coupĂ©es dans un plumage d'oiseau, avaient des talons trĂšs hauts et elle Ă©tait pĂÂąle extraordinairement, Ă cause du froid sans doute. Enfin elle arriva prĂšs d'Hamilcar, et, sans le regarder, sans lever la tĂÂȘte, elle lui dit - " Salut, Oeil de Baalim, gloire Ă©ternelle ! triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse ! VoilĂ longtemps que mon coeur Ă©tait triste, et la maison languissait. Mais le maĂtre qui revient est comme Tainmmouz ressuscitĂ© ; et sous ton regard, ĂÂŽ pĂšre, une joie, une existence nouvelle va partout s'Ă©panouir ! " Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong oĂÂč fumait un mĂ©lange de farine, de beurre, de cardamome et de vin - " Bois Ă pleine gorge " dit-elle, " la boisson du retour prĂ©parĂ©e par ta servante. " Il rĂ©pliqua - " BĂ©nĂ©diction sur toi ! " et il saisit machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait. Cependant, il l'examinait avec une attention si ĂÂąpre que SalammbĂÂŽ troublĂ©e balbutia - " On t'a dit, ĂÂŽ maĂtre ! ... " - " Oui ! je sais ! " fit Hamilcar Ă voix basse. Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il espĂ©rait Ă lui seul dissiper. - " O pĂšre ! " exclama SalammbĂÂŽ, " tu n'effaceras pas ce qui est irrĂ©parable ! " Alors il se recula, et SalammbĂÂŽ s'Ă©tonnait de son Ă©bahissement ; car elle ne songeait point Ă Carthage mais au sacrilĂšge dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les lĂ©gions et qu'elle connaissait Ă peine, l'effrayait comme un dieu ; il avait devinĂ©, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s'Ă©cria " GrĂÂące ! " Hamilcar baissa la tĂÂȘte, lentement. Bien qu'elle voulĂ»t s'accuser, elle n'osait ouvrir les lĂšvres ; et cependant elle Ă©touffait du besoin de se plaindre et d'ĂÂȘtre consolĂ©e. Hamilcar combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu'elle cachait au fond de son coeur. Peu Ă peu, en haletant, SalammbĂÂŽ s'enfonçait la tĂÂȘte dans les Ă©paules, Ă©crasĂ©e par ce regard trop lourd. Il Ă©tait sĂ»r maintenant qu'elle avait failli dans l'Ă©treinte d'un Barbare ; il frĂ©missait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empressĂšrent autour d'elle. Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le suivirent. On ouvrit la porte des entrepĂÂŽts, et il entra dans une vaste salle ronde oĂÂč aboutissaient, comme les rayons d'une roue Ă son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre s'Ă©levait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulĂ©s sur des tapis. Le SuffĂšte se promena d'abord Ă grands pas rapides ; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelĂ© par les mouches. Mais il secoua la tĂÂȘte, et, en apercevant l'accumulation des richesses, il se calma ; sa pensĂ©e, qu'attiraient les perspectives des couloirs, se rĂ©pandait dans les autres salles pleines de trĂ©sors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d'Ă©tain apportĂ©s des CassitĂ©rides par la mer TĂ©nĂ©breuse les gommes du pays des Noirs dĂ©bordaient de leurs sacs en Ă©corce de palmier ; poudre d'or, tassĂ©e dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirĂ©s des plantes marines, pendaient entre les lins d'Egypte, de GrĂšce, de Taprobane et de JudĂ©e des madrĂ©pores, tels que de larges buissons, se hĂ©rissaient au pied des murs et une odeur indĂ©finissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des Ă©pices et des plumes d'autruche liĂ©es en gros bouquets tout au haut de la voĂ»te. Devant chaque couloir, des dents d'Ă©lĂ©phant posĂ©es debout, en se rĂ©unissant par les pointes, formaient un arc au-dessus de la porte. Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants se tenaient les bras croisĂ©s, la tĂÂȘte basse, tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre pointue. Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C'Ă©tait un vieux pilote aux paupiĂšres Ă©raillĂ©es par le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'Ă ses hanches, comme si l'Ă©cume des tempĂÂȘtes lui Ă©tait restĂ©e sur la barbe. Il rĂ©pondit qu'il avait envoyĂ© une flotte par GadĂšs et Thymiamata, pour tĂÂącher d'atteindre Eziongaber, en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des Aromates. D'autres avaient continuĂ© dans l'Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargĂ©e de parfums endormait les Ă©quipages ; et Ă prĂ©sent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mĂ©moire Ă©tait troublĂ©e. Cependant on avait remontĂ© les fleuves des Scythes, pĂ©nĂ©trĂ© en Colchide, chez les Ingriens, chez les Estiens, ravi dans l'archipel quinze cents vierges et coulĂ© bas tous les vaisseaux Ă©trangers naviguant au-delĂ du cap Oestrymon, pour que le secret des routes ne fĂ»t pas connu. Le roi PtolĂ©mĂ©e retenait l'encens de Schesbar, Syracuse, Elathia, la Corse et les Ăles n'avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirĂšme Ă©tait prise Ă Rusicada par les Numides, - " car ils sont avec eux, MaĂtre " . Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de parler au Chef-des- voyages, enveloppĂ© d'une robe brune sans ceinture, et la tĂÂȘte prise dans une longue Ă©charpe d'Ă©toffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui retombait par-derriĂšre sur l'Ă©paule. Les caravanes Ă©taient parties rĂ©guliĂšrement Ă l'Ă©quinoxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l'extrĂÂȘme Ethiopie avec d'excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu Ă Carthage, - les autres Ă©tant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du dĂ©sert ; - et il disait avoir vu, bien au-delĂ du Harousch-Noir, aprĂšs les Atarantes et le pays des grands singes, d'immenses royaumes oĂÂč les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer ; des forĂÂȘts d'arbres bleus, des collines d'aromates, des monstres Ă figure humaine vĂ©gĂ©tant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s'Ă©panouissent comme des fleurs ; puis, derriĂšre des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres Ă©taient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant Ă ceux qui vont acheter des calcĂ©doines par le chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute ils avaient pĂ©ri dans les sables. Les caravanes de la GĂ©tulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles ; mais il n'osait Ă prĂ©sent, lui, le Chef-des-voyages, en Ă©quiper aucune. Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gĂ©missement, il s'appuya sur l'autre coude ; et le Chef-des- mĂ©tairies avait si peur de parler, qu'il tremblait horriblement malgrĂ© ses Ă©paules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face, camarde comme celle d'un dogue, Ă©tait surmontĂ©e d'un rĂ©seau en fils d'Ă©corces ; il portait un ceinturon en peau de lĂ©opard avec tous les poils et oĂÂč reluisaient deux formidables coutelas. DĂšs qu'Hamilcar se dĂ©tourna, il se mit, en criant, Ă invoquer tous les Baals. Ce n'Ă©tait pas sa faute ! il n'y pouvait rien ! Il avait observĂ© les tempĂ©ratures, les terrains, les Ă©toiles, fait les plantations au solstice d'hiver, les Ă©lagages au dĂ©cours de la lune, inspectĂ© les esclaves, mĂ©nagĂ© leurs habits. Mais Hamilcar s'irritait de cette loquacitĂ©. Il claqua de la langue et l'homme au coutelas d'une voix rapide - " Ah ! MaĂtre ! ils ont tout pillĂ© ! tout saccagĂ© ! tout dĂ©truit ! Trois mille pieds d'arbres sont coupĂ©s Ă Maschala, et Ă Ubada les greniers dĂ©foncĂ©s, les citernes comblĂ©es ! A TedĂšs, ils ont emportĂ© quinze cents gomors de farine ; Ă Marazzana, tuĂ© les pasteurs, mangĂ© les troupeaux, brĂ»lĂ© ta maison, ta belle maison Ă poutres de cĂšdre, oĂÂč tu venais l'Ă©tĂ© ! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les ĂÂąnes, les bardeaux, les mulets, les boeufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un seul ! tous emmenĂ©s ! C'est une malĂ©diction ! je n'y survivrai pas ! " Il reprenait en pleurant " Ah ! Si tu savais comme les celliers Ă©taient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux bĂ©liers ! ah ! les beaux taureaux ! " La colĂšre d'Hamilcar l'Ă©touffait. Elle Ă©clata - " Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab ! Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des mĂ©tairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience est trouble, malheur sur vos tĂÂȘtes ! Sortez ! " Tous les intendants, marchant Ă reculons et les poings jusqu'Ă terre, sortirent. Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la muraille, des cordes Ă noeuds, des bandes de toile ou de papyrus, des omoplates de mouton chargĂ©es d'Ă©critures fines. Il les dĂ©posa aux pieds d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intĂ©rieurs oĂÂč Ă©taient passĂ©es des boules d'or, d'argent et de corne, et il commença - " Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louĂ©es aux Carthaginois-nouveaux Ă raison d'un bĂ©ka par lune. " - " Non ! c'est trop ! mĂ©nage les pauvres ! et tu Ă©criras les noms de ceux qui te paraĂtront les plus hardis, en tĂÂąchant de savoir s'ils sont attachĂ©s Ă la RĂ©publique ! AprĂšs ? " Abdalonim hĂ©sitait, surpris de cette gĂ©nĂ©rositĂ©. Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile. - " Qu'est-ce donc ? trois palais autour de Khamon Ă douze kĂ©sitah par mois ! Mets-en vingt ! Je ne veux pas que les Riches me dĂ©vorent. " L'Intendant-des-intendants, aprĂšs un long salut, reprit - " PrĂÂȘtĂ© Ă Tigillas, jusqu'Ă la fin de la saison, deux kikar au denier trois, intĂ©rĂÂȘt maritime Ă Bar-Malkarth, quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont morts dans les marais salins. " - " C'est qu'ils n'Ă©taient pas robustes " , dit en riant le SuffĂšte. " N'importe ! S'il a besoin d'argent, satisfais-le ! Il faut toujours prĂÂȘter, et Ă des intĂ©rĂÂȘts divers, selon la richesse des personnes. " Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient rapportĂ© les mines de fer d'Annaba, les pĂÂȘcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme de l'impĂÂŽt sur les Grecs domiciliĂ©s, l'exportation de l'argent en Arabie oĂÂč il valait dix fois l'or, les prises des vaisseaux, dĂ©duction faite du dixiĂšme pour le temple de la DĂ©esse. - " Chaque fois j'ai dĂ©clarĂ© un quart de moins, MaĂtre ! " " Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sous ses doigts. - " Assez ! Qu'as-tu payĂ© ? " - " A StratoniclĂšs de Corinthe et Ă trois marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilĂ elles sont rentrĂ©es, dix mille drachmes athĂ©niennes et douze talents d'or syriens. La nourriture des Ă©quipages s'Ă©levant Ă vingt mines par mois pour une trirĂšme... " - " Je le sais ! combien de perdues ? " - " En voici le compte sur ces lames de plomb. " , dit l'intendant. " Quant aux navires nolisĂ©s en commun, comme il a fallu souvent jeter les cargaisons Ă la mer, on a rĂ©parti les pertes inĂ©gales par tĂÂȘtes d'associĂ©s. Pour des cordages empruntĂ©s aux arsenaux et qu'il a Ă©tĂ© impossible de leur rendre, les Syssites ont exigĂ© huit cents kĂ©sitah, avant l'expĂ©dition d'Utique. " - " Encore eux " fit Hamilcar en baissant la tĂÂȘte ; et il resta quelque temps comme Ă©crasĂ© par le poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui. - " Mais je ne vois pas les dĂ©penses de MĂ©gara ? " Abdalonim, en pĂÂąlissant, alla prendre, dans un autre casier, des planchettes de sycomore enfilĂ©es par paquets Ă des cordes de cuir. Hamilcar l'Ă©coutait, curieux des dĂ©tails domestiques, et s'apaisant Ă la monotonie de cette voix qui Ă©numĂ©rait des chiffres ; Abdalonim se ralentissait. Tout Ă coup il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-mĂÂȘme Ă plat ventre, les bras Ă©tendus, dans la position des condamnĂ©s. Hamilcar, sans s'Ă©mouvoir, ramassa les tablettes ; et ses lĂšvres s'Ă©cartĂšrent et ses yeux s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, Ă la dĂ©pense d'un seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, avec des vases brisĂ©s, des esclaves morts, des tapis perdus. Abdalonim, toujours prosternĂ©, lui apprit le festin des Barbares. Il n'avait pu se soustraire Ă l'ordre des Anciens, - SalammbĂÂŽ, d'ailleurs, voulant que l'on prodiguĂÂąt l'argent pour mieux recevoir les soldats. Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en serrant les lĂšvres, il s'accroupit sur les coussins ; il en dĂ©chirait les franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes. - " LĂšve-toi ! , " dit-il ; et il descendit. Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient. Mais, saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux Ă desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientĂÂŽt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui bouchaient des fosses oĂÂč l'on conservait le grain. - " Tu le vois, Oeil de Baal, " dit le serviteur en tremblant, " ils n'ont pas encore tout pris ! et elles sont profondes, chacune, de cinquante coudĂ©es et combles jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison est pleine de blĂ©, comme ton coeur de sagesse. " Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar - " C'est bien, Abdalonim ! " Puis, se penchant Ă son oreille " Tu en feras venir de l'Etrurie, du Brutium, d'oĂÂč il te plaira, et n'importe Ă quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possĂšde, Ă moi seul, tout le blĂ© de Carthage. " Puis, quand ils furent Ă l'extrĂ©mitĂ© du couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient Ă sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisĂ©e au milieu par des piliers de cĂšdre. Des monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposĂ©es sur des tables ou enfoncĂ©es dans des niches, montaient le long des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'Ă©normes couffes en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits ; des tas de billion faisaient des monticules sur les dalles ; et, çà et lĂ , quelque pile trop haute s'Ă©tant Ă©croulĂ©e avait l'air d'une colonne en ruine. Les grandes piĂšces de Carthage, reprĂ©sentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se mĂÂȘlaient Ă celles des colonies, marquĂ©es d'un taureau, d'une Ă©toile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on voyait disposĂ©es, par sommes inĂ©gales, des piĂšces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous les ĂÂąges, - depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles du Latium, plus Ă©paisses que la main, avec les boutons d'Egine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne LacĂ©dĂ©mone ; plusieurs Ă©taient couvertes de rouille, encrassĂ©es, verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant Ă©tĂ© prises dans des filets ou aprĂšs les siĂšges parmi les dĂ©combres des villes. Le SuffĂšte eut bien vite supputĂ© si les sommes prĂ©sentes correspondaient aux gains et aux dommages qu'on venait de lui lire ; et il s'en allait lorsqu'il aperçut trois jarres d'airain complĂštement vides. Abdalonim dĂ©tourna la tĂÂȘte en signe d'horreur, et Hamilcar rĂ©signĂ© ne parla point. Ils traversĂšrent d'autres couloirs, d'autres salles et arrivĂšrent enfin devant une porte oĂÂč, pour la garder mieux, un homme Ă©tait attachĂ© par le ventre Ă une longue chaĂne scellĂ©e contre le mur, coutume des Romains nouvellement introduite Ă Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient dĂ©mesurĂ©ment poussĂ©, et il se balançait de droite et de gauche avec l'oscillation continuelle des bĂÂȘtes captives. SitĂÂŽt qu'il reconnut Hamilcar, il s'Ă©lança vers lui en criant - " GrĂÂące, Oeil de Baal ! pitiĂ© ! tue-moi ! VoilĂ dix ans que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton pĂšre, grĂÂące ! " Hamilcar, sans lui rĂ©pondre, frappa dans ses mains, trois hommes parurent ; et, tous les quatre Ă la fois, en raidissant leurs bras, ils retirĂšrent de ses anneaux la barre Ă©norme qui fermait la porte. Hamilcar prit un flambeau, et disparut dans les tĂ©nĂšbres. C'Ă©tait, croyait-on, l'endroit des sĂ©pultures de la famille ; mais on n'eĂ»t trouvĂ© qu'un large puits. Il Ă©tait creusĂ© seulement pour dĂ©router les voleurs, et ne cachait rien. Hamilcar passa auprĂšs ; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule trĂšs lourde, et, par cette ouverture, il entra dans un appartement bĂÂąti en forme de cĂÂŽne. Des Ă©cailles d'airain couvraient les murs ; au milieu, sur un piĂ©destal de granit, s'Ă©levait la statue d'un Kabyre avec le nom d'AlĂštes, inventeur des mines dans la CeltibĂ©rie. Contre sa base, par terre, Ă©taient disposĂ©s en croix de larges boucliers d'or et des vases d'argent monstrueux, Ă goulot fermĂ©, d'une forme extravagante et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutume de fondre ainsi des quantitĂ©s de mĂ©tal pour que les dilapidations et mĂÂȘme les dĂ©placements fussent presque impossibles. Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixĂ©e au bonnet de l'idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout Ă coup, illuminĂšrent la salle. Elle Ă©tait pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or accrochĂ©es comme des lampadaires aux lames d'airain, ou dans leurs blocs natifs rangĂ©s au bas du mur. C'Ă©taient des callaĂÂŻs arrachĂ©es des montagnes Ă coups de fronde, des escarboucles formĂ©es par l'urine des lynx, des glossopĂštres tombĂ©s de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des bĂ©ryls, avec les trois espĂšces de rubis, les quatre espĂšces de saphir et les douze espĂšces d'Ă©meraudes. Elles fulguraient, pareilles Ă des Ă©claboussures de lait, Ă des glaçons bleus, Ă de la poussiĂšre d'argent, et jetaient leurs lumiĂšres en nappes, en rayons, en Ă©toiles. Les cĂ©raunies engendrĂ©es par le tonnerre Ă©tincelaient prĂšs des calcĂ©doines qui guĂ©rissent les poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prĂ©venir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empĂÂȘchent les avortements, et des cornes d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des songes. Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar, debout, souriait, les bras croisĂ©s ; - et il se dĂ©lectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles Ă©taient inaccessibles, inĂ©puisables, infinies. Ses aĂÂŻeux, dormant sous ses pas, envoyaient Ă son coeur quelque chose de leur Ă©ternitĂ©. Il se sentait tout prĂšs des gĂ©nies souterrains. C'Ă©tait comme la joie d'un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l'extrĂ©mitĂ© d'un invisible rĂ©seau, qui, Ă travers des abĂmes, l'attachaient au centre du monde. Une idĂ©e le fit tressaillir, et, s'Ă©tant placĂ© derriĂšre l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en chiffres chananĂ©ens, le nombre treize. Alors il compta jusqu'Ă la treiziĂšme des plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche ; et, la main droite Ă©tendue, il lisait Ă une autre place de son bras d'autres lignes plus compliquĂ©es, tandis qu'il promenait ses doigts dĂ©licatement, Ă la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups ; et, d'un seul bloc, toute une partie de la muraille tourna. Elle dissimulait une sorte de caveau, oĂÂč Ă©taient enfermĂ©es des choses mystĂ©rieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta. Abdalonim se remit alors Ă marcher devant lui. Il frappait les pavĂ©s avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait le nom d'Hamilcar, entourĂ© de louanges et de bĂ©nĂ©dictions. Dans la galerie circulaire oĂÂč aboutissaient tous les couloirs, on avait accumulĂ© le long des murs des poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des gĂÂąteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes pleines de perles. Le SuffĂšte, en passant, les effleurait avec sa robe, sans mĂÂȘme regarder de gigantesques morceaux d'ambre, matiĂšre presque divine formĂ©e par les rayons du soleil. Un nuage de vapeur odorante s'Ă©chappa. - " Pousse la porte ! " Ils entrĂšrent. Des hommes nus pĂ©trissaient des pĂÂątes, broyaient des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules ovoĂÂŻdes creusĂ©es tout autour de la muraille et si nombreuses que l'appartement ressemblait Ă l'intĂ©rieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du safran et des violettes en dĂ©bordaient. Partout Ă©taient Ă©parpillĂ©es des gommes, des poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de filipendule, des pĂ©tales de roses ; et l'on Ă©touffait dans les senteurs, malgrĂ© les tourbillons de styrax qui grĂ©sillait au milieu sur un trĂ©pied d'airain. Le Chef-des-odeurs-suaves, pĂÂąle et long comme un flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour Ă©craser dans ses mains un rouleau de mĂ©topion, tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris. Il les repoussa ; c'Ă©taient des CyrĂ©nĂ©ens de moeurs infĂÂąmes, mais que l'on considĂ©rait Ă cause de leurs secrets. Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit au SuffĂšte, sur une cuiller d'Ă©lectrum, un peu de malobathre Ă goĂ»ter ; puis, avec une alĂšne, il perça trois besoars indiens. Le maĂtre, qui savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et, l'ayant approchĂ©e des charbons, il la pencha sur sa robe ; une tache brune y parut, c'Ă©tait une fraude. Alors, il considĂ©ra le Chef-des-odeurs fixement, et, sans rien dire, lui jeta la corne de gazelle en plein visage. Si indignĂ© qu'il fĂ»t des falsifications commises Ă son prĂ©judice, en apercevant des paquets de nard qu'on emballait pour les pays d'outre- mer, il ordonna d'y mĂÂȘler de l'antimoine, afin de le rendre plus lourd. Puis il demanda oĂÂč se trouvaient trois boĂtes de psagas, destinĂ©es Ă son usage. Le Chef-des-odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats Ă©taient venus avec des couteaux, en hurlant ; il leur avait ouvert les cases. - " Tu les crains donc plus que moi ! " , s'Ă©cria le SuffĂšte ; et, Ă travers la fumĂ©e, ses prunelles, comme des torches, Ă©tincelaient sur le grand homme pĂÂąle qui commençait Ă comprendre. " Abdalonim ! avant le coucher du soleil, tu le feras passer par les verges. DĂ©chire-le ! " Ce dommage, moindre que les autres, l'avait exaspĂ©rĂ© ; car, malgrĂ© ses efforts pour les bannir de sa pensĂ©e, il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs dĂ©bordements se confondaient avec la honte de sa fille, et il en voulait Ă toute la maison de la connaĂtre et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussait Ă s'enfoncer dans son malheur ; et, pris d'une rage d'inquisition, il visita sous les hangars, derriĂšre la maison-de- commerce, les provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de miel et de cire, le magasin des Ă©toffes, les rĂ©serves de nourritures, le chantier des marbres, le grenier du silphium. Il alla de l'autre cĂÂŽtĂ© des jardins inspecter, dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins, dĂ©coupaient des sandales, des ouvriers d'Egypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisserands claquait, les enclumes des armuriers retentissaient. Hamilcar leur dit - " Battez des glaives ! battez toujours ! il m'en faudra. " Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope macĂ©rĂ©e dans les poisons pour qu'on lui taillĂÂąt une cuirasse plus solide que celles d'airain, et qui serait inattaquable au fer et Ă la flamme. DĂšs qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de dĂ©tourner sa colĂšre, tĂÂąchait de l'irriter contre eux en dĂ©nigrant leurs ouvrages par des murmures. - " Quelle besogne ! c'est une honte ! Vraiment le MaĂtre est trop bon. " Hamilcar, sans l'Ă©couter, s'Ă©loignait. Il se ralentit, car de grands arbres calcinĂ©s d'un bout Ă l'autre, comme on en trouve dans les bois oĂÂč les pasteurs ont campĂ©, barraient les chemins ; et les palissades Ă©taient rompues, l'eau des rigoles se perdait, des Ă©clats de verres, des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'Ă©toffe çà et lĂ pendait aux buissons ; sous les citronniers, les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet, les serviteurs avaient tout abandonnĂ©, croyant que le maĂtre ne reviendrait plus. A chaque pas, il dĂ©couvrait quelque dĂ©sastre nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il s'Ă©tait interdit d'apprendre. VoilĂ maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en Ă©crasant des immondices ; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en Ă©clats ! Il se sentait humiliĂ© de les avoir dĂ©fendus ; c'Ă©tait une duperie, une trahison ; et, comme il ne pouvait se venger ni des soldats, ni des Anciens, ni de SalammbĂÂŽ, ni de personne, et que sa colĂšre cherchait quelqu'un, il condamna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves des jardins. Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d'oĂÂč l'on entendait sortir une mĂ©lopĂ©e lugubre. Au milieu de la poussiĂšre, les lourdes meules tournaient, c'est-Ă -dire deux cĂÂŽnes de porphyre superposĂ©s, et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second Ă l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient, tandis que d'autres, attelĂ©s, tiraient. Le frottement de la bricole avait formĂ© autour de leurs aisselles des croĂ»tes purulentes comme on en voit au garrot des ĂÂąnes, et le haillon noir et flasque qui couvrait Ă peine leurs reins et pendait par le bout, battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux Ă©taient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur la bouche, fixĂ©e par deux chaĂnettes, de bronze, une museliĂšre, pour qu'il leur fĂ»t impossible de manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour les empĂÂȘcher d'en prendre. A l'entrĂ©e du maĂtre, les barres de bois craquĂšrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs tombĂšrent sur les genoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus. Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves ; et ce personnage parut, Ă©talant sa dignitĂ© dans la richesse de son costume ; car sa tunique, fendue sur les cĂÂŽtĂ©s, Ă©tait de pourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'Ă©toffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles Ă ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargĂ©s de bagues, un collier en grains de gagates pour reconnaĂtre les hommes sujets au mal sacrĂ©. Hamilcar lui fit signe de dĂ©tacher les museliĂšres. Alors tous, avec des cris de bĂÂȘtes affamĂ©es, se ruĂšrent sur la farine, qu'ils dĂ©voraient en s'enfonçant le visage dans les tas. - " Tu les extĂ©nues ! " dit le SuffĂšte. Giddenem rĂ©pondit qu'il fallait cela pour les dompter. - " Ce n'Ă©tait guĂšre la peine de t'envoyer Ă Syracuse dans l'Ă©cole des esclaves. Fais venir les autres ! " Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les coureurs, les porteurs de litiĂšre, les hommes des Ă©tuves et les femmes avec leurs enfants, tous se rangĂšrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la maison-de-commerce jusqu'au parc des bĂÂȘtes fauves. Ils retenaient leur haleine. Un silence Ă©norme emplissait MĂ©gara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas Ă pas, marchait. - " Qu'ai-je Ă faire de ces vieux ? " dit-il ; " vends-les ! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! et trop de CrĂ©tois, ils sont menteurs ! AchĂšte- moi des Cappadociens, des Asiatiques et des NĂšgres. " Il s'Ă©tonna du petit nombre des enfants. - " Chaque annĂ©e, Giddenem, la maison doit avoir des naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes pour qu'ils se mĂÂȘlent en libertĂ©. " Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les mutins. Il distribuait des chĂÂątiments avec des reproches Ă Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau, baissait son front bas, oĂÂč s'entrecroisaient deux larges sourcils. - " Tiens, Oeil de Baal " , dit-il, en dĂ©signant un Libyen robuste, " en voilĂ un que l'on a surpris la corde au cou. " - " Ah ! tu veux mourir ? " fit dĂ©daigneusement le SuffĂšte. Et l'esclave, d'un ton intrĂ©pide - " Oui ! " Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage pĂ©cuniaire, Hamilcar dit aux valets - " Emportez-le ! " Peut-ĂÂȘtre y avait-il dans sa pensĂ©e l'intention d'un sacrifice. C'Ă©tait un malheur qu'il s'infligeait afin d'en prĂ©venir de plus terribles. Giddenem avait cachĂ© les mutilĂ©s derriĂšre les autres. Hamilcar les aperçut - " Qui t'a coupĂ© le bras, Ă toi ? " - " Les soldats, Oeil de Baal. " Puis, Ă un Samnite qui chancelait comme un hĂ©ron blessĂ© - " Et toi, qui t'a fait cela ? " C'Ă©tait le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une barre de fer. Cette atrocitĂ© imbĂ©cile indigna le SuffĂšte ; et, arrachant des mains de Giddenem son collier de gagates - " MalĂ©diction au chien qui blesse le troupeau. Estropier des esclaves, bontĂ© de Tanit ! Ah ! tu ruines ton maĂtre ! Qu'on l'Ă©touffe dans le fumier. Et ceux qui manquent ? OĂÂč sont-ils ? Les as-tu assassinĂ©s avec les soldats ? " Sa figure Ă©tait si terrible que toutes les femmes s'enfuirent. Les esclaves, se reculant, faisaient un grand cercle autour d'eux ; Giddenem baisait frĂ©nĂ©tiquement ses sandales ; Hamilcar, debout, restait les bras levĂ©s sur lui. Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s'Ă©tait dĂ©tournĂ© ; et, Ă la lueur de sa colĂšre, comme aux fulgurations d'un orage, il revoyait d'un seul coup tous ses dĂ©sastres Ă la fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats, par connivence peut-ĂÂȘtre, tous le trompaient, depuis trop longtemps il se contenait. - " Qu'on les amĂšne ! " cria-t-il, " et marquez-les au front avec des fers rouges, comme des lĂÂąches ! " Alors, on apporta et l'on rĂ©pandit au milieu du jardin des entraves, des carcans, des couteaux, des chaĂnes pour les condamnĂ©s aux mines, des cippes qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient les Ă©paules, et des scorpions, fouets Ă triples laniĂšres terminĂ©es par des griffes en airain. Tous furent placĂ©s la face vers le soleil, du cĂÂŽtĂ© de Moloch-dĂ©vorateur, Ă©tendus par terre sur le ventre ou sur le dos, et les condamnĂ©s Ă la flagellation, debout contre les arbres, avec deux hommes auprĂšs d'eux, un qui comptait les coups et un autre qui frappait. Il frappait Ă deux bras ; les laniĂšres en sifflant faisaient voler l'Ă©corce des platanes. Le sang s'Ă©parpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer ; des heurts sourds retentissaient ; parfois un cri aigu, tout Ă coup, traversait l'air. Du cĂÂŽtĂ© des cuisines, entre des vĂÂȘtements en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec des Ă©ventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brĂ»le passait. Les flagellĂ©s dĂ©faillant, mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient leur tĂÂȘte sur leurs Ă©paules en fermant les yeux. Les autres, qui regardaient, se mirent Ă crier d'Ă©pouvante, et les lions, se rappelant peut-ĂÂȘtre le festin, s'allongeaient en bĂÂąillant contre le bord des fosses. On vit alors SalammbĂÂŽ sur la plate-forme de sa terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de gauche, tout effarĂ©e. Hamilcar l'aperçut. Il lui sembla qu'elle levait les bras de son cĂÂŽtĂ© pour demander grĂÂące ; avec un geste d'horreur, il s'enfonça dans le parc des Ă©lĂ©phants. Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques. Ils avaient portĂ© les aĂÂŻeux, triomphĂ© dans les guerres, et on les vĂ©nĂ©rait comme favoris du Soleil. Ceux de MĂ©gara Ă©taient les plus forts de Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigĂ© d'Abdalonim le serment qu'il les surveillerait. Mais ils Ă©taient morts de leurs mutilations ; et trois seulement restaient, couchĂ©s au milieu de la cour, sur la poussiĂšre, devant les dĂ©bris de leur mangeoire. Ils le reconnurent et vinrent Ă lui. L'un avait les oreilles horriblement fendues, l'autre au genou une large plaie, et le troisiĂšme la trompe coupĂ©e. Cependant, ils le regardaient d'un air triste, comme des personnes raisonnables ; et celui qui n'avait plus de trompe, en baissant sa tĂÂȘte Ă©norme et pliant les jarrets, tĂÂąchait de le flatter doucement avec l'extrĂ©mitĂ© hideuse de son moignon. A cette caresse de l'animal, deux larmes lui jaillirent des yeux. Il bondit sur Abdalonim. - " Ah ! misĂ©rable ! la croix ! la croix ! " Abdalonim, s'Ă©vanouissant, tomba par terre Ă la renverse. DerriĂšre les fabriques de pourpre, dont les lentes fumĂ©es bleues montaient dans le ciel, un aboiement de chacal retentit ; Hamilcar s'arrĂÂȘta. La pensĂ©e de son fils, comme l'attouchement d'un dieu, l'avait tout Ă coup calmĂ©. C'Ă©tait un prolongement de sa force, une continuation indĂ©finie de sa personne qu'il entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas d'oĂÂč lui Ă©tait venu cet apaisement. En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il passa devant l'ergastule, longue maison de pierre noire bĂÂątie dans une fosse carrĂ©e avec un petit chemin tout autour et quatre escaliers aux angles. Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il descendit dans la prison. Quelques-uns lui criĂšrent - " Retourne " ; les plus hardis le suivirent. La porte ouverte battait au vent. Le crĂ©puscule entrait par les meurtriĂšres Ă©troites, et l'on distinguait dans l'intĂ©rieur des chaĂnes brisĂ©es pendant aux murs. VoilĂ tout ce qui restait des captifs de guerre. Alors Hamilcar pĂÂąlit extraordinairement, et ceux qui Ă©taient penchĂ©s en dehors sur la fosse le virent qui s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas tomber. Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar releva la tĂÂȘte ; il ne profĂ©ra pas une parole, il ne fit pas un geste. Puis, quand le soleil fut complĂštement couchĂ©, il disparut derriĂšre la haie de nopals, et le soir, Ă l'assemblĂ©e des Riches, dans le temple d'EschmoĂ»n, il dit en entrant - " LumiĂšres des Baalim, j'accepte le commandement des forces puniques contre l'armĂ©e des Barbares ! " - Chapitre 8 LA BATAILLE DU MACAR - DĂšs le lendemain, il tira des Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d'or, il dĂ©crĂ©ta un impĂÂŽt de quatorze shekel sur les Riches. Les femmes mĂÂȘmes contribuĂšrent ; on payait pour les enfants, et, chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises, il força les collĂšges des prĂÂȘtres Ă fournir de l'argent. Il rĂ©clama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les armes. Quelques- uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leurs biens ; et, pour intimider l'avarice des autres, il donna soixante armures et quinze cents gommor de farine, autant Ă lui seul que la Compagnie-de-l'ivoire. Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois mille montagnards habituĂ©s Ă combattre des ours ; d'avance on leur paya six lunes, Ă quinze mines par jour. Cependant, il fallait une armĂ©e. Mais il n'accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Il repoussa d'abord les gens d'occupations sĂ©dentaires, puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou l'aspect pusillanime ; et il admit des hommes dĂ©shonorĂ©s, la crapule de Malqua, des fils de Barbares, des affranchis. Pour rĂ©compense, il promit Ă des Carthaginois-nouveaux le droit de citĂ© complet. Son premier soin fut de rĂ©former la LĂ©gion. Ces beaux jeunes hommes qui se considĂ©raient comme la majestĂ© militaire de la RĂ©publique, se gouvernaient eux-mĂÂȘmes. Il cassa leurs officiers ; il les traitait rudement, les faisait courir, sauter, monter tout d'une haleine la pente de Byrsa, lancer des javelots, lutter corps Ă corps, coucher la nuit sur les places. Leurs familles venaient les voir et les plaignaient. Il commanda des glaives plus courts, des brodequins plus forts. Il fixa le nombre des valets et rĂ©duisit les bagages ; et comme on gardait dans le temple de Moloch trois cents pilums romains, malgrĂ© les rĂ©clamations du pontife, il les prit. Avec ceux qui Ă©taient revenus d'Utique et d'autres que les particuliers possĂ©daient, il organisa une phalange de soixante-douze Ă©lĂ©phants et les rendit formidables. Il arma leurs conducteurs d'un maillet et d'un ciseau, afin de pouvoir dans la mĂÂȘlĂ©e leur fendre le crĂÂąne s'ils s'emportaient. Il ne permit point que ses gĂ©nĂ©raux fussent nommĂ©s par le Grand- Conseil. Les Anciens tĂÂąchaient de lui objecter les lois, il passait au travers ; on n'osait plus murmurer, tout pliait sous la violence de son gĂ©nie. A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouvernement et des finances ; et, afin de prĂ©venir les accusations, il demanda comme examinateur de ses comptes le suffĂšte Hannon. Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des pierres, dĂ©molir les vieilles murailles intĂ©rieures, Ă prĂ©sent inutiles. Mais la diffĂ©rence des fortunes, remplaçant la hiĂ©rarchie des races, continuait Ă maintenir sĂ©parĂ©s les fils des vaincus et ceux des conquĂ©rants ; aussi les patriciens virent d'un oeil irritĂ© la destruction de ces ruines, tandis que la plĂšbe, sans trop savoir pourquoi, s'en rĂ©jouissait. Les troupes en armes, du matin au soir, dĂ©filaient dans les rues ; Ă chaque moment on entendait sonner les trompettes ; sur des chariots passaient des boucliers, des tentes, des piques les cours Ă©taient pleines de femmes qui dĂ©chiraient de la toile ; l'ardeur de l'un Ă l'autre se communiquait l'ĂÂąme d'Hamilcar emplissait la RĂ©publique. Il avait divisĂ© ses soldats par nombres pairs, en ayant soin de placer dans la longueur des files, alternativement, un homme fort et un homme faible, pour que le moins vigoureux ou le plus lĂÂąche fĂ»t conduit Ă la fois et poussĂ© par deux autres. Mais avec ses trois mille Ligures et les meilleurs de Carthage, il ne put former qu'une phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize hoplites, dĂ©fendus par des casques de bronze, et qui maniaient des sarisses de frĂÂȘne, longues de quatorze coudĂ©es. Deux mille jeunes hommes portaient des frondes, un poignard et des sandales. Il les renforça de huit cents autres armĂ©s d'un bouclier rond et d'un glaive Ă la romaine. La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents gardes qui restaient de la LĂ©gion, couverts par des lames de bronze vermeil, comme les Clinabares assyriens. Il avait de plus quatre cents archers Ă cheval, de ceux qu'on appelait des Tarentins, avec des bonnets en peau de belette, une hache Ă double tranchant et une tunique de cuir. Enfin douze cents NĂšgres du quartier des caravanes, mĂÂȘlĂ©s aux Clinabares, devaient courir auprĂšs des Ă©talons, en s'appuyant d'une main sur la criniĂšre. Tout Ă©tait prĂÂȘt, et cependant Hamilcar ne partait pas. Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il s'enfonçait plus loin que la lagune, vers les embouchures du Macar. Voulait-il se joindre aux Mercenaires ? Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa maison. Les apprĂ©hensions des Riches parurent justifiĂ©es quand on vit, un jour, trois cents Barbares s'approcher des murs. Le SuffĂšte leur ouvrit les portes ; c'Ă©taient des transfuges ; ils accouraient vers leur maĂtre, entraĂnĂ©s par la crainte ou par la fidĂ©litĂ©. Le retour d'Hamilcar n'avait point surpris les Mercenaires ; cet homme, dans leurs idĂ©es, ne pouvait pas mourir. Il revenait pour accomplir ses promesses espĂ©rance qui n'avait rien d'absurde tant l'abĂme Ă©tait profond entre la Patrie et l'ArmĂ©e. D'ailleurs, ils ne se croyaient point coupables ; on avait oubliĂ© le festin. Les espions qu'ils surprirent les dĂ©trompĂšrent. Ce fut un triomphe pour les acharnĂ©s ; les tiĂšdes mĂÂȘme devinrent furieux. Puis les deux siĂšges les accablaient d'ennui ; rien n'avançait ; mieux valait une bataille ! Aussi beaucoup d'hommes se dĂ©bandaient, couraient la campagne. A la nouvelle des armements ils revinrent ; MĂÂątho en bondit de joie. " Enfin ! enfin ! " s'Ă©cria-t-il. Alors le ressentiment qu'il gardait Ă SalammbĂÂŽ se tourna contre Hamilcar. Sa haine, maintenant, apercevait une proie dĂ©terminĂ©e ; et comme la vengeance devenait plus facile Ă concevoir, il croyait presque la tenir et dĂ©jĂ s'y dĂ©lectait. En mĂÂȘme temps il Ă©tait pris d'une tendresse plus haute, dĂ©vorĂ© par un dĂ©sir plus ĂÂącre. Tour Ă tour il se voyait au milieu des soldats, brandissant sur une pique la tĂÂȘte du SuffĂšte, puis dans la chambre au lit de pourpre, serrant la vierge entre ses bras, couvrant sa figure de baisers, passant ses mains sur ses grands cheveux noirs ; et cette imagination qu'il savait irrĂ©alisable le suppliciait. Il se jura, puisque ses compagnons l'avaient nommĂ© schalischim, de conduire la guerre ; la certitude qu'il n'en reviendrait pas le poussait Ă la rendre impitoyable. Il arriva chez Spendius, et lui dit - " Tu vas prendre tes hommes ! J'amĂšnerai les miens. Avertis Autharite ! Nous sommes perdus si Hamilcar nous attaque ! M'entends-tu ? LĂšve- toi ! " Spendius demeura stupĂ©fait devant cet air d'autoritĂ©. MĂÂątho, d'habitude, se laissait conduire, et les emportements qu'il avait eus Ă©taient vite retombĂ©s. Mais Ă prĂ©sent il semblait tout Ă la fois plus calme et plus terrible ; une volontĂ© superbe fulgurait dans ses yeux, pareille Ă la flamme d'un sacrifice. Le Grec n'Ă©couta pas ses raisons. Il habitait une des tentes carthaginoises Ă bordures de perles, buvait des boissons fraĂches dans des coupes d'argent, jouait au cottabe, laissait croĂtre sa chevelure et conduisait le siĂšge avec lenteur. Du reste, il avait pratiquĂ© des intelligences dans la ville et ne voulait point partir, sĂ»r qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait. Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armĂ©es, se trouvait alors prĂšs de lui. Il appuya son opinion, et mĂÂȘme il blĂÂąma le Libyen de vouloir, par un excĂšs de courage, abandonner leur entreprise. - " Va-t'en, si tu as peur ! " s'Ă©cria MĂÂątho ; " tu nous avais promis de la poix, du soufre, des Ă©lĂ©phants, des fantassins, des chevaux ! oĂÂč sont-ils ? " Narr'Havas lui rappela qu'il avait exterminĂ© les derniĂšres cohortes d'Hannon ; - quant aux Ă©lĂ©phants, on les chassait dans les bois, il armait les fantassins, les chevaux Ă©taient en marche ; et le Numide, en caressant la plume d'autruche qui lui retombait sur l'Ă©paule, roulait ses yeux comme une femme et souriait d'une maniĂšre irritante. MĂÂątho, devant lui, ne trouvait rien Ă rĂ©pondre. Mais un homme que l'on ne connaissait pas entra, mouillĂ© de sueur, effarĂ©, les pieds saignants, la ceinture dĂ©nouĂ©e ; sa respiration secouait ses flancs maigres Ă les faire Ă©clater, et tout en parlant un dialecte inintelligible, il ouvrait de grands yeux, comme s'il eĂ»t racontĂ© quelque bataille. Le roi bondit dehors et appela ses cavaliers. Ils se rangĂšrent dans la plaine, en formant un cercle devant lui. Narr'Havas, Ă cheval, baissait la tĂÂȘte et se mordait les lĂšvres. Enfin il sĂ©para ses hommes en deux moitiĂ©s, dit Ă la premiĂšre de l'attendre ; puis d'un geste impĂ©rieux, enlevant les autres au galop, il disparut dans l'horizon, du cĂÂŽtĂ© des montagnes. - " MaĂtre ! " murmura Spendius, " je n'aime pas ces hasards extraordinaires, le SuffĂšte qui revient, Narr'Havas qui s'en va... " - " Eh ! qu'importe ? " , fit dĂ©daigneusement MĂÂątho. C'Ă©tait une raison de plus pour prĂ©venir Hamilcar en rejoignant Autharite. Mais si l'on abandonnait le siĂšge des villes, leurs habitants sortiraient, les attaqueraient par-derriĂšre, et l'on aurait en face des Carthaginois. AprĂšs beaucoup de paroles, les mesures suivantes furent rĂ©solues et immĂ©diatement exĂ©cutĂ©es. Spendius, avec quinze mille hommes, se porta jusqu'au pont bĂÂąti sur le Macar, Ă trois milles d'Utique ; on en fortifia les angles par quatre tours Ă©normes garnies de catapultes. Avec des troncs d'arbres, des pans de roches, des entrelacs d'Ă©pines et des murs de pierres, on boucha, dans les montagnes, tous les sentiers, toutes les gorges ; sur leurs sommets on entassa des herbes qu'on allumerait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles Ă voir de loin, de place en place, y furent postĂ©s. Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par la montagne des Eaux-Chaudes. Il devait penser qu'Autharite, maĂtre de l'intĂ©rieur, lui fermerait la route. Puis un Ă©chec au dĂ©but de la campagne le perdrait, tandis que la victoire serait Ă recommencer bientĂÂŽt, les Mercenaires Ă©tant plus loin. Il pouvait encore dĂ©barquer au cap des Raisins, et de lĂ marcher sur une des villes. Mais il se trouvait alors entre les deux armĂ©es, imprudence dont il n'Ă©tait pas capable avec des forces peu nombreuses. Donc il devait longer la base de l'Ariana, puis tourner Ă gauche pour Ă©viter les embouchures du Macar et venir droit au pont. C'est lĂ que MĂÂątho l'attendait. La nuit, Ă la lueur des torches, il surveillait les pionniers. Il courait Ă Hippo-Zaryte, aux ouvrages des montagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius enviait sa force ; mais pour la conduite des espions, le choix des sentinelles, l'art des machines et tous les moyens dĂ©fensifs, MĂÂątho Ă©coutait docilement son compagnon ; et ils ne parlaient plus de SalammbĂÂŽ, - l'un n'y songeant pas, et l'autre empĂÂȘchĂ© par une pudeur. Souvent il s'en allait du cĂÂŽtĂ© de Carthage pour tĂÂącher d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. Il dardait ses yeux sur l'horizon ; il se couchait Ă plat ventre, et dans le bourdonnement de ses artĂšres croyait entendre une armĂ©e. Il dit Ă Spendius que si, avant trois jours, Hamilcar n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes Ă sa rencontre lui offrir la bataille. Deux jours encore se passĂšrent. Spendius le retenait ; le matin du sixiĂšme, il partit. Les Carthaginois n'Ă©taient pas moins que les Barbares impatients de la guerre. Dans les tentes et dans les maisons, c'Ă©tait le mĂÂȘme dĂ©sir, la mĂÂȘme angoisse ; tous se demandaient ce qui retardait Hamilcar. De temps Ă autre, il montait sur la coupole du temple d'EschmoĂ»n, prĂšs de l'Annonciateur-des-Lunes, et il regardait le vent. Un jour, c'Ă©tait le troisiĂšme du mois de Tibby, on le vit descendre de l'Acropole, Ă pas prĂ©cipitĂ©s. Dans les Mappales une grande clameur s'Ă©leva. BientĂÂŽt les rues s'agitĂšrent, et partout les soldats commençaient Ă s'armer au milieu des femmes en pleurs qui se jetaient contre leur poitrine, puis ils couraient vite sur la place de Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre ni mĂÂȘme leur parler, ni s'approcher des remparts ; pendant quelques minutes, la ville entiĂšre fut silencieuse comme un grand tombeau. Les soldats songeaient, appuyĂ©s sur leurs lances, et les autres, dans les maisons, soupiraient. Au coucher du soleil, l'armĂ©e sortit par la porte occidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis ou de gagner les montagnes dans la direction d'Utique, on continua par le bord de la mer ; et bientĂÂŽt ils atteignirent la Lagune, oĂÂč des places rondes, toutes blanches de sel, miroitaient comme de gigantesques plats d'argent, oubliĂ©s sur le rivage. Puis les flaques d'eau se multipliĂšrent. Le sol, peu Ă peu, devenant plus mou, les pieds s'enfonçaient. Hamilcar ne se retourna pas. Il allait toujours en tĂÂȘte ; et son cheval, couvert de macules jaunes comme un dragon, en jetant de l'Ă©cume autour de lui, avançait dans la fange Ă grands coups de reins. La nuit tomba, une nuit sans lune. Quelques-uns criĂšrent qu'on allait pĂ©rir ; il leur arracha leurs armes, qui furent donnĂ©es aux valets. La boue cependant Ă©tait de plus en plus profonde. Il fallut monter sur les bĂÂȘtes de sommes ; d'autres se cramponnaient Ă la queue des chevaux ; les robustes tiraient les faibles, et le corps des Ligures poussait l'infanterie avec la pointe des piques. L'obscuritĂ© redoubla. On avait perdu la route. Tous s'arrĂÂȘtĂšrent. Alors les esclaves du SuffĂšte partirent en avant pour chercher les balises plantĂ©es par son ordre de distance en distance. Ils criaient dans les tĂ©nĂšbres, et de loin l'armĂ©e les suivait. Enfin on sentit la rĂ©sistance du sol. Puis une courbe blanchĂÂątre se dessina vaguement, et ils se trouvĂšrent sur le bord du Macar. MalgrĂ© le froid, on n'alluma pas de feu. Au milieu de la nuit, des rafales de vent s'Ă©levĂšrent, Hamilcar fit rĂ©veiller les soldats, mais pas une trompette ne sonna leurs capitaines les frappaient doucement sur l'Ă©paule. Un homme d'une haute taille descendit dans l'eau. Elle ne venait pas Ă la ceinture ; on pouvait passer. Le SuffĂšte ordonna que trente-deux des Ă©lĂ©phants se placeraient dans le fleuve cent pas plus loin, tandis que les autres, plus bas, arrĂÂȘteraient les lignes d'hommes emportĂ©es par le courant ; et tous, en tenant leurs armes au-dessus de leur tĂÂȘte, traversĂšrent le Macar comme entre deux murailles. Il avait remarquĂ© que le vent d'ouest, en poussant les sables, obstruait le fleuve et formait dans sa largeur une chaussĂ©e naturelle. Maintenant il Ă©tait sur la rive gauche en face d'Utique, et dans une vaste plaine, avantage pour ses Ă©lĂ©phants qui faisaient la force de son armĂ©e. Ce tour de gĂ©nie enthousiasma les soldats. Une confiance extraordinaire leur revenait. Ils voulaient tout de suite courir aux Barbares ; le SuffĂšte les fit se reposer pendant deux heures. DĂšs que le soleil parut, on s'Ă©branla dans la plaine sur trois lignes les Ă©lĂ©phants d'abord, l'infanterie lĂ©gĂšre avec la cavalerie derriĂšre elle, la phalange marchait ensuite. Les Barbares campĂ©s Ă Utique, et les quinze mille autour du pont, furent surpris de voir au loin la terre onduler. Le vent qui soufflait trĂšs fort chassait des tourbillons de sable ; ils se levaient comme arrachĂ©s du sol, montaient par grands lambeaux de couleur blonde, puis se dĂ©chiraient et recommençaient toujours, en cachant aux Mercenaires l'armĂ©e punique. A cause des cornes dressĂ©es au bord des casques, les uns croyaient apercevoir un troupeau de boeufs ; d'autres, trompĂ©s par l'agitation des manteaux, prĂ©tendaient distinguer des ailes, et ceux qui avaient beaucoup voyagĂ©, haussant les Ă©paules, expliquaient tout par les illusions du mirage. Cependant, quelque chose d'Ă©norme continuait Ă s'avancer. De petites vapeurs, subtiles comme des haleines, couraient sur la surface du dĂ©sert ; le soleil, plus haut maintenant, brillait plus fort une lumiĂšre ĂÂąpre, et qui semblait vibrer, reculait la profondeur du ciel, et, pĂ©nĂ©trant les objets, rendait la distance incalculable. L'immense plaine se dĂ©veloppait de tous les cĂÂŽtĂ©s Ă perte de vue ; et les ondulations des terrains, presque insensibles, se prolongeaient jusqu'Ă l'extrĂÂȘme horizon, fermĂ© par une grande ligne bleue qu'on savait ĂÂȘtre la mer. Les deux armĂ©es, sorties des tentes, regardaient ; les gens d'Utique, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts. Enfin ils distinguĂšrent plusieurs barres transversales, hĂ©rissĂ©es de points Ă©gaux. Elles devinrent plus Ă©paisses, grandirent ; des monticules noirs se balançaient ; tout Ă coup des buissons carrĂ©s parurent ; c'Ă©taient des Ă©lĂ©phants et des lances ; un seul cri s'Ă©leva - " Les Carthaginois ! " et, sans signal, sans commandement, les soldats d'Utique et ceux du pont coururent pĂÂȘle-mĂÂȘle, pour tomber ensemble sur Hamilcar. A ce nom, Spendius tressaillit. Il rĂ©pĂ©tait en haletant " Hamilcar ! Hamilcar ! " et MĂÂątho n'Ă©tait pas lĂ ! Que faire ? Nul moyen de fuir ! La surprise de l'Ă©vĂ©nement, sa terreur du SuffĂšte et surtout l'urgence d'une rĂ©solution immĂ©diate le bouleversaient ; il se voyait traversĂ© de mille glaives, dĂ©capitĂ©, mort. Cependant on l'appelait ; trente mille hommes allaient le suivre ; une fureur contre lui-mĂÂȘme le saisit ; il se rejeta sur l'espĂ©rance de la victoire ; elle Ă©tait pleine de fĂ©licitĂ©s, et il se crut plus intrĂ©pide qu'Epaminondas. Pour cacher sa pĂÂąleur, il barbouilla ses joues de vermillon, puis il boucla ses cnĂ©mides, sa cuirasse, avala une patĂšre de vin pur et courut aprĂšs sa troupe, qui se hĂÂątait vers celle d'Utique. Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement que le SuffĂšte n'eut pas le temps de ranger ses hommes en bataille. Peu Ă peu, il se ralentissait. Les Ă©lĂ©phants s'arrĂÂȘtĂšrent ; ils balançaient leurs lourdes tĂÂȘtes, chargĂ©es de plumes d'autruche, tout en se frappant les Ă©paules avec leur trompe. Au fond de leurs intervalles, on distinguait les cohortes des vĂ©lites, plus loin les grands casques des Clinabares, avec des fers qui brillaient au soleil, des cuirasses, des panaches des Ă©tendards agitĂ©s. Mais l'armĂ©e carthaginoise, grosse de onze mille trois cent-quatre-vingt-seize hommes, semblait Ă peine les contenir, car elle formait un carrĂ© long, Ă©troit des flancs et resserrĂ© sur soi-mĂÂȘme. En les voyant si faibles, les Barbares, trois fois plus nombreux, furent pris d'une joie dĂ©sordonnĂ©e ; on n'apercevait pas Hamilcar. Il Ă©tait restĂ© lĂ -bas, peut-ĂÂȘtre ? Qu'importait d'ailleurs ! Le dĂ©dain qu'ils avaient de ces marchands renforçait leur courage ; et avant que Spendius eĂ»t commandĂ© la manoeuvre, tous l'avaient comprise et dĂ©jĂ l'exĂ©cutaient. Ils se dĂ©veloppĂšrent sur une grande ligne droite, qui dĂ©bordait les ailes de l'armĂ©e punique, afin de l'envelopper complĂštement. Mais, quand on fut Ă trois cents pas d'intervalle, les Ă©lĂ©phants, au lieu d'avancer, se retournĂšrent ! puis voilĂ que les Clinabares, faisant volte-face, les suivirent ; et la surprise des Mercenaires redoubla en apercevant tous les hommes de trait qui couraient pour les rejoindre. Les Carthaginois avaient donc peur, ils fuyaient ! Une huĂ©e formidable Ă©clata dans les troupes des Barbares, et, du haut de son dromadaire, Spendius s'Ă©criait - " Ah ! je le savais bien ! En avant ! en avant ! " Alors les javelots, les dards, les balles des frondes jaillirent Ă la fois. Les Ă©lĂ©phants, la croupe piquĂ©e par les flĂšches, se mirent Ă galoper plus vite ; une grosse poussiĂšre les enveloppait, et, comme des ombres dans un nuage, ils s'Ă©vanouirent. Cependant, on entendait au fond un grand bruit de pas, dominĂ© par le son aigu des trompettes qui soufflaient avec furie. Cet espace, que les Barbares avaient devant eux, plein de tourbillons et de tumulte, attirait comme un gouffre ; quelques-uns s'y lancĂšrent. Des cohortes d'infanterie apparurent ; elles se refermaient ; et, en mĂÂȘme temps, tous les autres voyaient accourir les fantassins avec des cavaliers au galop. En effet, Hamilcar avait ordonnĂ© Ă la phalange de rompre ses sections, aux Ă©lĂ©phants, aux troupes lĂ©gĂšres et Ă la cavalerie de passer par ces intervalles pour se porter vivement sur les ailes, et calculĂ© si bien la distance des Barbares, que, au moment oĂÂč ils arrivaient contre lui, l'armĂ©e carthaginoise tout entiĂšre faisait une grande ligne droite. Au milieu se hĂ©rissait la phalange, formĂ©e par des syntagmes ou carrĂ©s pleins, ayant seize hommes de chaque cĂÂŽtĂ©. Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs fers aigus qui les dĂ©bordaient inĂ©galement, car les six premiers rangs croisaient leurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix rangs infĂ©rieurs les appuyaient sur l'Ă©paule de leurs compagnons se succĂ©dant devant eux. Toutes les figures disparaissaient Ă moitiĂ© dans la visiĂšre des casques ; des cnĂ©mides en bronze couvraient toutes les jambes droites ; les larges boucliers cylindriques descendaient jusqu'aux genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire remuait d'une seule piĂšce, semblait vivre comme une bĂÂȘte et fonctionner comme une machine. Deux cohortes d'Ă©lĂ©phants la bordaient rĂ©guliĂšrement ; tout en frissonnant, ils faisaient tomber les Ă©clats des flĂšches attachĂ©s Ă leur peau noire. Les Indiens accroupis sur leur garrot, parmi les touffes de plumes blanches, les retenaient avec la cuiller du harpon, tandis que, dans les tours, des hommes cachĂ©s jusqu'aux Ă©paules promenaient, au bord de grands arcs tendus, des quenouilles en fer garnies d'Ă©toupes allumĂ©es. A la droite et Ă la gauche des Ă©lĂ©phants, voltigeaient les frondeurs, une fronde autour des reins, une seconde sur la tĂÂȘte, une troisiĂšme Ă la main droite. Puis les Clinabares, chacun flanquĂ© d'un nĂšgre, tendaient leurs lances entre les oreilles de leurs chevaux tout couverts d'or comme eux. Ensuite s'espaçaient les soldats armĂ©s Ă la lĂ©gĂšre avec des boucliers en peau de lynx, d'oĂÂč dĂ©passaient les pointes des javelots qu'ils tenaient dans leur main gauche ; et les Tarentins, conduisant deux chevaux accouplĂ©s, relevaient aux deux bouts cette muraille de soldats. L'armĂ©e des Barbares, au contraire, n'avait pu maintenir son alignement. Sur sa longueur exorbitante il s'Ă©tait fait des ondulations, des vides ; tous haletaient, essoufflĂ©s d'avoir couru. La phalange s'Ă©branla lourdement en poussant toutes ses sarisses ; sous ce poids Ă©norme la ligne des Mercenaires, trop mince, bientĂÂŽt plia par le milieu. Alors les ailes carthaginoises se dĂ©veloppĂšrent pour les saisir les Ă©lĂ©phants les suivaient. Avec ses lances obliquement tendues, la phalange coupa les Barbares ; deux tronçons Ă©normes s'agitĂšrent ; les ailes, Ă coup de fronde et de flĂšche, les rabattaient sur les phalangistes. Pour s'en dĂ©barrasser, la cavalerie manquait ; sauf deux cents Numides qui se portĂšrent contre l'escadron droit des Clinabares, tous les autres se trouvaient enfermĂ©s, ne pouvaient sortir de ces lignes. Le pĂ©ril Ă©tait imminent et une rĂ©solution urgente. Spendius ordonna d'attaquer la phalange simultanĂ©ment par les deux flancs, afin de passer tout au travers. Mais les rangs les plus Ă©troits glissĂšrent sous les plus longs, revinrent Ă leur place, et elle se retourna contre les Barbares, aussi terrible de ses cĂÂŽtĂ©s qu'elle l'Ă©tait de front tout Ă l'heure. Ils frappaient sur la hampe des sarisses, mais la cavalerie, par-derriĂšre, gĂÂȘnait leur attaque ; et la phalange, appuyĂ©e aux Ă©lĂ©phants, se resserrait et s'allongeait, se prĂ©sentait en carrĂ©, en cĂÂŽne, en rhombe, en trapĂšze, en pyramide. Un double mouvement intĂ©rieur se faisait continuellement de sa tĂÂȘte Ă sa queue ; car ceux qui Ă©taient au bas des files accouraient vers les premiers rangs, et ceux-lĂ , par lassitude ou Ă cause des blessĂ©s, se repliaient plus bas. Les Barbares se trouvĂšrent foulĂ©s sur la phalange. Il lui Ă©tait impossible de s'avancer ; on aurait dit un ocĂ©an oĂÂč bondissaient des aigrettes rouges avec des Ă©cailles d'airain, tandis que les clairs boucliers se roulaient comme une Ă©cume d'argent. Quelquefois d'un bout Ă l'autre, de larges courants descendaient, puis ils remontaient, et au milieu une lourde masse se tenait immobile. Les lances s'inclinaient et se relevaient, alternativement. Ailleurs c'Ă©tait une agitation de glaives nus si prĂ©cipitĂ©e que les pointes seules apparaissaient, et des turmes de cavalerie Ă©largissaient des cercles, qui se refermaient derriĂšre elles en tourbillonnant. Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des clairons et le grincement des lyres, les boules de plomb et les amandes d'argile passant dans l'air, sifflaient, faisaient sauter les glaives des mains, la cervelle des crĂÂąnes. Les blessĂ©s, s'abritant d'un bras sous leur bouclier, tendaient leur Ă©pĂ©e en appuyant le pommeau contre le sol, et d'autres, dans des mares de sang, se retournaient pour mordre les talons. La multitude Ă©tait si compacte, la poussiĂšre si Ă©paisse, le tumulte si fort, qu'il Ă©tait impossible de rien distinguer ; les lĂÂąches qui offrirent de se rendre ne furent mĂÂȘme pas entendus. Quand les mains Ă©taient vides, on s'Ă©treignait corps Ă corps ; les poitrines craquaient contre les cuirasses et des cadavres pendaient la tĂÂȘte en arriĂšre, entre deux bras crispĂ©s. Il y eut une compagnie de soixante Ombriens qui, fermes sur leurs jarrets, la pique devant les yeux, inĂ©branlables et grinçant des dents, forcĂšrent Ă reculer deux syntagmes Ă la fois. Des pasteurs Ă©pirotes coururent Ă l'escadron gauche des Clinabares, saisirent les chevaux Ă la criniĂšre en faisant tournoyer leurs bĂÂątons ; les bĂÂȘtes, renversant leurs hommes, s'enfuirent par la plaine. Les frondeurs puniques, Ă©cartĂ©s çà et lĂ , restaient bĂ©ants. La phalange commençait Ă osciller, les capitaines couraient Ă©perdus, les serre-files poussaient les soldats, et les Barbares s'Ă©taient reformĂ©s ; ils revenaient ; la victoire Ă©tait pour eux. Mais un cri, un cri Ă©pouvantable Ă©clata, un rugissement de douleur et de colĂšre c'Ă©taient les soixante-douze Ă©lĂ©phants qui se prĂ©cipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassĂ©s en une seule place pour les lĂÂącher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piquĂ©s que du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillĂ©es de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles Ă des serpents rouges ; leurs poitrines Ă©taient garnies d'un Ă©pieu, leur dos d'une cuirasse, leurs dĂ©fenses allongĂ©es par des lames de fer courbes comme des sabres, - et pour les rendre plus fĂ©roces, on les avait enivrĂ©s avec un mĂ©lange de poivre, de vin pur et d'encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient ; et les Ă©lĂ©phantarques baissaient la tĂÂȘte sous le jet des phalariques qui commençaient Ă voler du haut des tours. Afin de mieux leur rĂ©sister les Barbares se ruĂšrent, en foule compacte ; les Ă©lĂ©phants se jetĂšrent au milieu, impĂ©tueusement. Les Ă©perons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient Ă gros bouillons. Avec leurs trompes, ils Ă©touffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tĂÂȘte ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs dĂ©fenses, ils les Ă©ventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient Ă leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages Ă des mĂÂąts. Les Barbares tĂÂąchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d'autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'Ă la garde et pĂ©rissaient Ă©crasĂ©s ; les plus intrĂ©pides se cramponnaient Ă leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flĂšches, ils continuaient Ă scier les cuirs, et la tour d'osier s'Ă©croulait comme une tour de pierre. Quatorze de ceux qui se trouvaient Ă l'extrĂ©mitĂ© droite, irritĂ©s de leurs blessures, se retournĂšrent sur le second rang ; les Indiens saisirent leur maillet et leur ciseau et l'appliquant au joint de la tĂÂȘte, Ă tour de bras, ils frappĂšrent un grand coup. Les bĂÂȘtes Ă©normes s'affaissĂšrent, tombĂšrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; et sur ce tas de cadavres et d'armures, un Ă©lĂ©phant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal pris par la jambe entre des chaĂnes, resta jusqu'au soir Ă hurler, avec une flĂšche dans l'oeil. Cependant les autres, comme des conquĂ©rants qui se dĂ©lectent dans leur extermination, renversaient, Ă©crasaient, piĂ©tinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux dĂ©bris. Pour repousser les manipules serrĂ©s en couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derriĂšre, dans un mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur, et la bataille recommença. Les Barbares faiblissaient ; des hoplites grecs jetĂšrent leurs armes, une Ă©pouvante prit les autres. On aperçut Spendius penchĂ© sur son dromadaire et qui l'Ă©peronnait aux Ă©paules avec deux javelots. Tous alors se prĂ©cipitĂšrent par les ailes et coururent vers Utique. Les Clinabares, dont les chevaux n'en pouvaient plus, n'essayĂšrent pas de les atteindre. Les Ligures, extĂ©nuĂ©s de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les Carthaginois, placĂ©s au milieu des syntagmes, et qui avaient moins souffert, trĂ©pignaient de dĂ©sir devant leur vengeance qui fuyait ; dĂ©jĂ ils s'Ă©lançaient Ă la poursuite des Mercenaires ; Hamilcar parut. Il retenait avec des rĂÂȘnes d'argent son cheval tigrĂ© tout couvert de sueur. Les bandelettes attachĂ©es aux cornes de son casque claquaient au vent derriĂšre lui, et il avait mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale. D'un mouvement de sa pique Ă trois pointes, il arrĂÂȘta l'armĂ©e. Les Tarentins sautĂšrent vite de leur cheval sur le second, et partirent Ă droite et Ă gauche vers le fleuve et vers la ville. La phalange extermina commodĂ©ment tout ce qui restait de Barbares. Quand arrivaient les Ă©pĂ©es, ils tendaient la gorge en fermant les paupiĂšres. D'autres se dĂ©fendirent Ă outrance ; on les assomma de loin, sous des cailloux, comme des chiens enragĂ©s, Hamilcar avait recommandĂ© de faire des captifs. Mais les Carthaginois lui obĂ©issaient avec rancune, tant ils sentaient de plaisir Ă enfoncer leurs glaives dans les corps des Barbares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mirent Ă travailler nu-bras, Ă la maniĂšre des faucheurs ; et lorsqu'ils s'interrompaient pour reprendre haleine, ils suivaient des yeux, dans la campagne, un cavalier galopant aprĂšs un soldat qui courait. Il parvenait Ă le saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, puis l'abattait d'un coup de hache. La nuit tomba. Les Carthaginois, les Barbares avaient disparu. Les Ă©lĂ©phants, qui s'Ă©taient enfuis, vagabondaient Ă l'horizon avec leurs tours incendiĂ©es. Elles brĂ»laient dans les tĂ©nĂšbres, çà et lĂ , comme des phares Ă demi perdus dans la brume ; et l'on n'apercevait d'autre mouvement sur la plaine que l'ondulation du fleuve, exhaussĂ© par les cadavres et qui les charriait Ă la mer. Deux heures aprĂšs, MĂÂątho arriva. Il entrevit Ă la clartĂ© des Ă©toiles de longs tas inĂ©gaux couchĂ©s par terre. C'Ă©taient des files de Barbares. Il se baissa ; tous Ă©taient morts, il appela au loin ; aucune voix ne lui rĂ©pondit. Le matin mĂÂȘme, il avait quittĂ© Hippo-Zaryte avec ses soldats pour marcher sur Carthage. A Utique, l'armĂ©e de Spendius venait de partir, et les habitants commençaient Ă incendier les machines. Tous s'Ă©taient battus avec acharnement. Mais le tumulte qui se faisait vers le pont redoublant d'une façon incomprĂ©hensible, MĂÂątho s'Ă©tait jetĂ©, par le plus court chemin, Ă travers la montagne, et, comme les Barbares s'enfuyaient par la plaine, il n'avait rencontrĂ© personne. En face de lui, de petites masses pyramidales se dressaient dans l'ombre, et en deçà du fleuve, plus prĂšs, il y avait Ă ras du sol des lumiĂšres immobiles. En effet, les Carthaginois s'Ă©taient repliĂ©s derriĂšre le pont, et, pour tromper les Barbares, le SuffĂšte avait Ă©tabli des postes nombreux sur l'autre rive. MĂÂątho, s'avançant toujours, crut distinguer des enseignes puniques, car des tĂÂȘtes de cheval qui ne bougeaient pas apparaissaient dans l'air, fixĂ©es au sommet des hampes en faisceau que l'on ne pouvait voir ; et il entendit plus loin une grande rumeur, un bruit de chansons et de coupes heurtĂ©es. Alors, ne sachant oĂÂč il se trouvait, ni comment dĂ©couvrir Spendius, tout assailli d'angoisses, effarĂ©, perdu dans les tĂ©nĂšbres, il s'en retourna par le mĂÂȘme chemin plus impĂ©tueusement. L'aube blanchissait, quand du haut de la montagne il aperçut la ville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes, comme des squelettes de gĂ©ant qui s'appuyaient aux murs. Tout reposait dans un silence et dans un accablement extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, des hommes presque nus dormaient sur le dos, ou le front contre leur bras que soutenait leur cuirasse. Quelques-uns dĂ©collaient de leurs jambes des bandelettes ensanglantĂ©es. Ceux qui allaient mourir roulaient leur tĂÂȘte, tout doucement ; d'autres, en se traĂnant, leur apportaient Ă boire. Le long des chemins Ă©troits les sentinelles marchaient pour se rĂ©chauffer, ou se tenaient la figure tournĂ©e vers l'horizon, avec leur pique sur l'Ă©paule, dans une attitude farouche. MĂÂątho trouva Spendius abritĂ© sous un lambeau de toile que supportaient deux bĂÂątons par terre, le genou dans les mains, la tĂÂȘte basse. Ils restĂšrent longtemps sans parler. Enfin MĂÂątho murmura - " Vaincus ! Spendius reprit d'une voix sombre - " Oui, vaincus ! " Et Ă toutes les questions il rĂ©pondait par des gestes dĂ©sespĂ©rĂ©s. Cependant des soupirs, des rĂÂąles arrivaient jusqu'Ă eux. MĂÂątho entrouvrit la toile. Alors le spectacle des soldats lui rappela un autre dĂ©sastre, au mĂÂȘme endroit, et en grinçant des dents - " MisĂ©rable ! une fois dĂ©jĂ ... " Spendius l'interrompit - " Tu n'y Ă©tais pas non plus. " - " C'est une malĂ©diction ! " s'Ă©cria MĂÂątho. " A la fin pourtant, je l'atteindrai ! je le vaincrai ! je le tuerai ! Ah ! Si j'avais Ă©tĂ© lĂ ... " L'idĂ©e d'avoir manquĂ© la bataille le dĂ©sespĂ©rait plus encore que la dĂ©faite. Il arracha son glaive, le jeta par terre. " Mais comment les Carthaginois vous ont-ils battus ? " L'ancien esclave se mit Ă raconter les manoeuvres. MĂÂątho croyait les voir et il s'irritait. L'armĂ©e d'Utique, au lieu de courir vers le pont, aurait dĂ» prendre Hamilcar par-derriĂšre. - " Eh ! je le sais ! " dit Spendius. - " Il fallait doubler tes profondeurs, ne pas compromettre les vĂ©lites contre la phalange, donner des issues aux Ă©lĂ©phants. Au dernier moment on pouvait tout regagner rien ne forçait Ă fuir. " Spendius rĂ©pondit - " Je l'ai vu passer dans son grand manteau rouge, les bras levĂ©s, plus haut que la poussiĂšre, comme un aigle qui volait au flanc des cohortes ; et, Ă tous les signes de sa tĂÂȘte, elles se resserraient, s'Ă©lançaient ; la foule nous a entraĂnĂ©s l'un vers l'autre il me regardait ; j'ai senti dans mon coeur comme le froid d'une Ă©pĂ©e. " - " Il aura peut-ĂÂȘtre choisi le jour ? " se disait tout bas MĂÂątho. Ils s'interrogĂšrent, tĂÂąchant de dĂ©couvrir ce qui avait amenĂ© le SuffĂšte prĂ©cisĂ©ment dans la circonstance la plus dĂ©favorable. Ils en vinrent Ă causer de la situation, et, pour attĂ©nuer sa faute ou se redonner Ă lui- mĂÂȘme du courage, Spendius avança qu'il restait encore de l'espoir. - " Qu'il n'en reste plus, n'importe ! " dit MĂÂątho, " tout seul, je continuerai la guerre ! " - " Et moi aussi ! " s'Ă©cria le Grec en bondissant ; il marchait Ă grands pas ; ses prunelles Ă©tincelaient et un sourire Ă©trange plissait sa figure de chacal. - " Nous recommencerons, ne me quitte plus ! je ne suis pas fait pour les batailles au grand soleil ; l'Ă©clat des Ă©pĂ©es me trouble la vue ; c'est une maladie, j'ai trop longtemps vĂ©cu dans l'ergastule. Mais donne-moi des murailles Ă escalader la nuit, et j'entrerai dans les citadelles, et les cadavres seront froids avant que les coqs aient chantĂ© ! Montre-moi quelqu'un, quelque chose, un ennemi, un trĂ©sor, une femme " ; il rĂ©pĂ©ta " Une femme, fut-elle la fille d'un roi, et j'apporterai vivement ton dĂ©sir devant tes pieds. Tu me reproches d'avoir perdu la bataille contre Hannon, je l'ai regagnĂ©e pourtant. Avoue-le ! mon troupeau de porcs nous a plus servi qu'une phalange de Spartiates. " Et, cĂ©dant au besoin de se rehausser et de saisir sa revanche, il Ă©numĂ©ra tout ce qu'il avait fait pour la cause des Mercenaires. " C'est moi dans les jardins du SuffĂšte, qui ai poussĂ© le Gaulois ! Plus tard, Ă Sicca, je les ai tous enragĂ©s avec la peur de la RĂ©publique ! Giscon les renvoyait, mais je n'ai pas voulu que les interprĂštes pussent parler. Ah ! comme la langue leur pendait de la bouche ! t'en souviens-tu ? Je t'ai conduit dans Carthage ; j'ai volĂ© le zaĂÂŻmph. Je t'ai menĂ© chez elle. Je ferai plus encore tu verras ! " Il Ă©clata de rire comme un fou. MĂÂątho le considĂ©rait les yeux bĂ©ants. Il Ă©prouvait une sorte de malaise devant cet homme, qui Ă©tait Ă la fois si lĂÂąche et si terrible. Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer ses doigts - " EvohĂ© ! AprĂšs la pluie, le soleil ! J'ai travaillĂ© aux carriĂšres et j'ai bu du massique dans un vaisseau qui m'appartint, sous un tendelet d'or, comme un PtolĂ©mĂ©e. Le malheur doit servir Ă nous rendre plus habiles. A force de travail, on assouplit la fortune. Elle aime les politiques. Elle cĂ©dera ! " Il revint sur MĂÂątho et, le prenant au bras - " MaĂtre, Ă prĂ©sent les Carthaginois sont sĂ»rs de leur victoire. Tu as toute une armĂ©e qui n'a pas combattu, et tes hommes t'obĂ©issent, Ă toi. Place-les en avant ; les miens, pour se venger, marcheront. Il me reste trois mille Cariens, douze cents frondeurs et des archers, des cohortes entiĂšres ! . On peut mĂÂȘme former une phalange, retournons ! " MĂÂątho, abasourdi par le dĂ©sastre, n'avait jusqu'Ă prĂ©sent rien imaginĂ© pour en sortir. Il Ă©coutait, la bouche ouverte, et les lames de bronze qui cerclaient ses cĂÂŽtes se soulevaient aux bondissements de son coeur. Il ramassa son Ă©pĂ©e, en criant - " Suis-moi, marchons ! " Mais les Ă©claireurs, quand ils furent revenus, annoncĂšrent que les morts des Carthaginois Ă©taient enlevĂ©s, le pont tout en ruine et Hamilcar disparu. - Chapitre 9 EN CAMPAGNE - Il avait pensĂ© que les Mercenaires l'attendraient Ă Utique ou qu'ils reviendraient contre lui ; et, ne trouvant pas ses forces suffisantes pour donner l'attaque ou pour la recevoir, il s'Ă©tait enfoncĂ© dans le sud, par la rive droite du fleuve, ce qui le mettait immĂ©diatement Ă couvert d'une surprise. Il voulait, fermant d'abord les yeux sur leur rĂ©volte, dĂ©tacher toutes les tribus de la cause des Barbares ; puis, quand ils seraient bien isolĂ©s au milieu des provinces, il tomberait sur eux et les exterminerait. En quatorze jours, il pacifia la rĂ©gion comprise entre Thouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah, Tessourah, Vacca et d'autres encore Ă l'occident ; Zounghar bĂÂątie dans les montagnes ; Assouras cĂ©lĂšbre par son temple, Djeraado fertile en genĂ©vriers ; Thapitis et Hagour lui envoyĂšrent des ambassades. Les gens de la campagne arrivaient les mains pleines de vivres, imploraient sa protection, baisaient ses pieds, ceux des soldats, et se plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaient lui offrir, dans des sacs, des tĂÂȘtes de Mercenaires, tuĂ©s par eux, disaient-ils, mais qu'ils avaient coupĂ©es Ă des cadavres ; car beaucoup s'Ă©taient perdus en fuyant, et on les trouvait morts de place en place, sous les oliviers et dans les vignes. Pour Ă©blouir le peuple, Hamilcar, dĂšs le lendemain de la victoire, avait envoyĂ© Ă Carthage les deux mille captifs faits sur le champ de bataille. Ils arrivĂšrent par longues compagnies de cent hommes chacune, tous les bras attachĂ©s sur le dos avec une barre de bronze qui les prenait Ă la nuque, et les blessĂ©s, en saignant, couraient aussi ; des cavaliers, derriĂšre eux, les chassaient Ă coups de fouet. Ce fut un dĂ©lire de joie ! On se rĂ©pĂ©tait qu'il y avait eu six mille Barbares de tuĂ©s ; les autres ne tiendraient pas, la guerre Ă©tait finie ; on s'embrassait dans les rues, et l'on frotta de beurre et de cinnamome la figure des Dieux-PatĂŠques pour les remercier. Avec leurs gros yeux, leur gros ventre et leurs deux bras levĂ©s jusqu'aux Ă©paules, ils semblaient vivre sous leur peinture plus fraĂche et participer Ă l'allĂ©gresse du peuple. Les Riches laissaient leurs portes ouvertes ; la ville retentissait du ronflement des tambourins ; les temples toutes les nuits Ă©taient illuminĂ©s, et les servantes de la DĂ©esse descendues dans Malqua Ă©tablirent au coin des carrefours des trĂ©teaux en sycomore, oĂÂč elles se prostituaient. On vota des terres pour les vainqueurs, des holocaustes pour Melkarth, trois cents couronnes d'or pour le SuffĂšte, et ses partisans proposaient de lui dĂ©cerner des prĂ©rogatives et des honneurs nouveaux. Il avait sollicitĂ© les Anciens de faire des ouvertures Ă Autharite pour Ă©changer contre tous les Barbares, s'il le fallait, le vieux Giscon avec les autres Carthaginois dĂ©tenus comme lui. Les Libyens et les Nomades qui composaient l'armĂ©e d'Autharite connaissaient Ă peine ces Mercenaires, hommes de race italiote ou grecque ; et puisque la RĂ©publique leur offrait tant de Barbares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns Ă©taient de nulle valeur et que les autres en avaient une considĂ©rable. Ils craignaient un piĂšge. Autharite refusa. Alors les Anciens dĂ©crĂ©tĂšrent l'exĂ©cution des captifs, bien que le SuffĂšte leur eĂ»t Ă©crit de ne pas les mettre Ă mort. Il comptait incorporer les meilleurs dans ses troupes et exciter par lĂ des dĂ©fections. Mais la haine emporta toute rĂ©serve. Les deux mille Barbares furent attachĂ©s dans les Mappales, contre les stĂšles des tombeaux ; et des marchands, des goujats de cuisine, des brodeurs et mĂÂȘme des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants, tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer Ă coups de flĂšche. On les visait lentement, pour mieux prolonger leur supplice on baissait son arme, puis on la relevait tour Ă tour ; et la multitude se poussait en hurlant. Des paralytiques se faisaient amener sur des civiĂšres ; beaucoup, par prĂ©caution, apportaient leur nourriture et restaient lĂ jusqu'au soir ; d'autres y passaient la nuit. On avait plantĂ© des tentes oĂÂč l'on buvait. Plusieurs gagnĂšrent de fortes sommes Ă louer des arcs. Puis on laissa debout tous ces cadavres crucifiĂ©s, qui semblaient sur les tombeaux autant de statues rouges et l'exaltation gagnait jusqu'aux gens de Malqua, issus des familles autochtones et d'ordinaire indiffĂ©rents aux choses de la patrie. Par reconnaissance des plaisirs qu'elle leur donnait, maintenant ils s'intĂ©ressaient Ă sa fortune, se sentaient Puniques, et les Anciens trouvĂšrent habile d'avoir ainsi fondu dans une mĂÂȘme vengeance le peuple entier. La sanction des Dieux n'y manqua pas ; car de tous les cĂÂŽtĂ©s du ciel des corbeaux s'abattirent. Ils volaient en tournant dans l'air avec de grands cris rauques, et faisaient un nuage Ă©norme qui roulait sur soi-mĂÂȘme continuellement. On l'apercevait de ClypĂ©a, de RhadĂšs et du promontoire Hermaeum. Parfois il se crevait tout Ă coup, Ă©largissant au loin ses spirales noires ; c'Ă©tait un aigle qui fondait dans le milieu, puis repartait ; sur les terrasses, sur les dĂÂŽmes, Ă la pointe des obĂ©lisques et au fronton des temples, il y avait, çà et lĂ , de gros oiseaux qui tenaient dans leur bec rougi des lambeaux humains. A cause de l'odeur, les Carthaginois se rĂ©signĂšrent Ă dĂ©lier les cadavres. On en brĂ»la quelques-uns ; on jeta les autres Ă la mer, et les vagues poussĂ©es par le vent du nord, en dĂ©posĂšrent sur la plage, au fond du golfe, devant le camp d'Autharite. Ce chĂÂątiment avait terrifiĂ© les Barbares, sans doute, car du haut d'EschmoĂ»n on les vit abattre leurs tentes, rĂ©unir leurs troupeaux, hisser leurs bagages sur des ĂÂąnes, et le soir du mĂÂȘme jour l'armĂ©e entiĂšre s'Ă©loigna. Elle devait, en se portant depuis la montagne des Eaux-Chaudes jusqu'Ă Hippo-Zaryte alternativement, interdire au SuffĂšte l'approche des villes tyriennes avec la possibilitĂ© d'un retour sur Carthage. Pendant ce temps-lĂ , les deux autres armĂ©es tĂÂącheraient de l'atteindre dans le sud, Spendius par l'Orient, MĂÂątho par l'Occident, de maniĂšre Ă se joindre toutes les trois pour le surprendre et l'enlacer. Puis un renfort qu'ils n'espĂ©raient pas leur survint Narr'Havas reparut, avec trois cents chameaux chargĂ©s de bitume, vingt-cinq Ă©lĂ©phants et six mille cavaliers. Le SuffĂšte, pour affaiblir les Mercenaires, avait jugĂ© prudent de l'occuper au loin dans son royaume. Du fond de Carthage, il s'Ă©tait entendu avec Masgaba, un brigand gĂ©tule qui cherchait Ă se faire un empire. Fort de l'argent punique, le coureur d'aventures avait soulevĂ© les Etats numides en leur promettant la libertĂ©. Mais Narr'Havas, prĂ©venu par le fils de sa nourrice, Ă©tait tombĂ© dans Cirta, avait empoisonnĂ© les vainqueurs avec l'eau des citernes, abattu quelques tĂÂȘtes, tout rĂ©tabli, et il arrivait contre le SuffĂšte plus furieux que les Barbares. Les chefs des quatre armĂ©es s'entendirent sur les dispositions de la guerre. Elle serait longue il fallait tout prĂ©voir. On convint d'abord de rĂ©clamer l'assistance des Romains, et l'on offrit cette mission Ă Spendius ; comme transfuge, il n'osa s'en charger. Douze hommes des colonies grecques s'embarquĂšrent Ă Annaba sur une chaloupe des Numides. Puis les chefs exigĂšrent de tous les Barbares le serment d'une obĂ©issance complĂšte. Chaque jour les capitaines inspectaient les vĂÂȘtements, les chaussures ; on dĂ©fendit mĂÂȘme aux sentinelles l'usage du bouclier, car souvent elles l'appuyaient contre leur lance et s'endormaient debout ; ceux qui traĂnaient quelque bagage furent contraints de s'en dĂ©faire ; tout, Ă la mode romaine, devait ĂÂȘtre portĂ© sur le dos. Par prĂ©caution contre les Ă©lĂ©phants, MĂÂątho institua un corps de cavaliers cataphractes, oĂÂč l'homme et le cheval disparaissaient sous une cuirasse en peau d'hippopotame hĂ©rissĂ©e de clous ; et pour protĂ©ger la corne des chevaux, on leur fit des bottines en tresse de sparterie. Il fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser les habitants de race non punique. Mais comme la contrĂ©e s'Ă©puisait, MĂÂątho ordonna de distribuer les vivres par tĂÂȘte de soldat, sans s'inquiĂ©ter des femmes. D'abord ils les partagĂšrent avec elles. Faute de nourriture, beaucoup s'affaiblissaient. C'Ă©tait une occasion incessante de querelles, d'invectives, plusieurs attirant les compagnes des autres par l'appĂÂąt ou mĂÂȘme la promesse de leur portion. MĂÂątho commanda de les chasser toutes, impitoyablement. Elles se rĂ©fugiĂšrent dans le camp d'Autharite ; mais les Gauloises et les Libyennes, Ă force d'outrages, les contraignirent Ă s'en aller. Enfin elles vinrent sous les murs de Carthage implorer la protection de CĂ©rĂšs et de Proserpine, car il y avait dans Byrsa un temple et des prĂÂȘtres consacrĂ©s Ă ces dĂ©esses, en expiation des horreurs commises autrefois au siĂšge de Syracuse. Les Syssites, allĂ©guant leur droit d'Ă©paves, rĂ©clamĂšrent les plus jeunes pour les vendre ; et des Carthaginois- nouveaux prirent en mariage des LacĂ©dĂ©moniennes qui Ă©taient blondes. Quelques-unes s'obstinĂšrent Ă suivre les armĂ©es. Elles couraient sur le flanc des syntagmes, Ă cĂÂŽtĂ© des capitaines. Elles appelaient leurs hommes, les tiraient par le manteau, se frappaient la poitrine en les maudissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amollissait les Barbares ; elles Ă©taient un embarras, un pĂ©ril. Plusieurs fois on les repoussa, elles revenaient ; MĂÂątho les fit charger Ă coups de lance par les cavaliers de Narr'Havas ; et comme des BalĂ©ares lui criaient qu'il leur fallait des femmes - " Moi je n'en ai pas ! " rĂ©pondit-il. A prĂ©sent, le gĂ©nie de Moloch l'envahissait. MalgrĂ© les rĂ©bellions de sa conscience, il exĂ©cutait des choses Ă©pouvantables, s'imaginant obĂ©ir Ă la voix d'un Dieu. Quand il ne pouvait les ravager, MĂÂątho jetait des pierres dans les champs pour les rendre stĂ©riles. Par des messages rĂ©itĂ©rĂ©s, il pressait Autharite et Spendius de se hĂÂąter. Mais les opĂ©rations du SuffĂšte Ă©taient incomprĂ©hensibles. Il campa successivement Ă Eidous, Ă Monchar, Ă Tehent ; des Ă©claireurs crurent l'apercevoir aux environs d'Ischil, prĂšs des frontiĂšres de Narr'Havas, et l'on apprit qu'il avait traversĂ© le fleuve au-dessus de Tebourba comme pour revenir Ă Carthage. A peine dans un endroit, il se transportait vers un autre. Les routes qu'il prenait restaient toujours inconnues. Sans livrer de bataille, le SuffĂšte conservait ses avantages ; poursuivi par les Barbares, il semblait les conduire. Ces marches et ces contre-marches fatiguaient encore plus les Carthaginois ; et les forces d'Hamilcar, n'Ă©tant pas renouvelĂ©es, de jour en jour diminuaient. Les gens de la campagne lui apportaient maintenant des vivres avec plus de lenteur. Il rencontrait partout une hĂ©sitation, une haine taciturne ; et malgrĂ© ses supplications prĂšs du Grand-Conseil, aucun secours n'arrivait de Carthage. On disait on croyait peut-ĂÂȘtre qu'il n'en avait pas besoin. C'Ă©tait une ruse ou des plaintes inutiles ; et les partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagĂ©raient l'importance de sa victoire. Les troupes qu'il commandait, on en faisait le sacrifice ; mais on n'allait pas ainsi continuellement fournir toutes ses demandes. La guerre Ă©tait bien assez lourde ! elle avait trop coĂ»tĂ©, et, par orgueil, les patriciens de sa faction l'appuyaient avec mollesse. Alors, dĂ©sespĂ©rant de la RĂ©publique, Hamilcar leva de force dans les tribus tout ce qu'il lui fallait pour la guerre du grain, de l'huile, du bois, des bestiaux et des hommes. Mais les habitants ne tardĂšrent pas Ă s'enfuir. Les bourgs que l'on traversait Ă©taient vides, on fouillait les cabanes sans y rien trouver ; bientĂÂŽt une effroyable solitude enveloppa l'armĂ©e punique. Les Carthaginois, furieux, se mirent Ă saccager les provinces ; ils comblaient les citernes, incendiaient les maisons. Les flammĂšches, emportĂ©es par le vent, s'Ă©parpillaient au loin, et sur les montagnes des forĂÂȘts entiĂšres brĂ»laient ; elles bordaient les vallĂ©es d'une couronne de feux ; pour passer au-delĂ , on Ă©tait forcĂ© d'attendre. Puis ils reprenaient leur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes. Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. C'Ă©tait un Barbare accroupi sur les talons, et qui s'Ă©tait barbouillĂ© de poussiĂšre pour se confondre avec la couleur du feuillage ; ou bien quand on longeait une ravine, ceux qui Ă©taient sur les ailes entendaient tout Ă coup rouler des pierres ; et, en levant les yeux, ils apercevaient dans l'Ă©cartement de la gorge un homme pieds nus qui bondissait. Cependant Utique et Hippo-Zaryte Ă©taient libres, puisque les Mercenaires ne les assiĂ©geaient plus. Hamilcar leur commanda de venir Ă son aide. Mais, n'osant se compromettre, elles lui rĂ©pondirent par des mots vagues, des compliments, des excuses. Il remonta dans le nord brusquement, dĂ©cidĂ© Ă s'ouvrir une des villes tyriennes, dĂ»t-il en faire le siĂšge. Il lui fallait un point sur la cĂÂŽte, afin de tirer des Ăles ou de CyrĂšne des approvisionnements et des soldats, et il convoitait le port d'Utique comme Ă©tant le plus prĂšs de Carthage. Le SuffĂšte partit donc de Zouitin et tourna le lac d'Hippo-Zaryte avec prudence. Mais bientĂÂŽt il fut contraint d'allonger ses rĂ©giments en colonne pour gravir la montagne qui sĂ©pare les deux vallĂ©es. Au coucher du soleil ils descendaient dans son sommet creusĂ© en forme d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux, Ă ras du sol, des louves de bronze qui semblaient courir sur l'herbe. Tout Ă coup de grands panaches se levĂšrent, et au grand rythme des flĂ»tes un chant formidable Ă©clata. C'Ă©tait l'armĂ©e de Spendius ; car des Campaniens et des Grecs, par exĂ©cration de Carthage, avaient pris les enseignes de Rome. En mĂÂȘme temps, sur la gauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau de lĂ©opard, des cuirasses de lin, des Ă©paules nues. C'Ă©taient les IbĂ©riens de MĂÂątho, les Lusitaniens, les BalĂ©ares, les GĂ©tules ; on entendit le hennissement des chevaux de Narr'Havas ; ils se rĂ©pandirent autour de la colline ; puis arriva la vague cohue que commandait Autharite ; les Gaulois, les Libyens, les Nomades ; et l'on reconnaissait au milieu d'eux les Mangeurs-de-choses-immondes aux arĂÂȘtes de poisson qu'ils portaient dans la chevelure. Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches, s'Ă©taient rejoints. Mais, surpris eux-mĂÂȘmes, ils restĂšrent quelques minutes immobiles et se consultant. Le SuffĂšte avait tassĂ© ses hommes en une masse orbiculaire, de façon Ă offrir partout une rĂ©sistance Ă©gale. Les hauts boucliers pointus, fichĂ©s dans le gazon les uns prĂšs des autres, entouraient l'infanterie. Les Clinabares se tenaient en dehors, et plus loin, de place en place, les Ă©lĂ©phants. Les Mercenaires Ă©taient harassĂ©s de fatigue ; il valait mieux attendre jusqu'au jour ; et, certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, s'occupĂšrent Ă manger. Ils avaient allumĂ© de grands feux clairs qui, en les Ă©blouissant, laissaient dans l'ombre l'armĂ©e punique au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains, un fossĂ© large de quinze pas, profond de six coudĂ©es ; avec la terre exhausser Ă l'intĂ©rieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus qui s'entrelaçaient, et, au soleil levant, les Mercenaires furent Ă©bahis d'apercevoir tous les Carthaginois ainsi retranchĂ©s comme dans une forteresse. Ils reconnaissaient au milieu des tentes Hamilcar qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le corps pris dans une cuirasse brune tailladĂ©e en petites Ă©cailles ; et, suivi de son cheval, de temps en temps il s'arrĂÂȘtait pour dĂ©signer quelque chose de son bras droit Ă©tendu. Alors plus d'un se rappela des matinĂ©es pareilles, quand, au fracas des clairons, il passait devant eux lentement, et que ses regards les fortifiaient comme des coupes de vin. Une sorte d'attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir, dĂ©liraient. Cependant, si tous attaquaient Ă la fois, on se nuirait mutuellement dans l'espace trop Ă©troit. Les Numides pouvaient se lancer au travers ; mais les Clinabares dĂ©fendus par des cuirasses les Ă©craseraient ; puis comment franchir les palissades ? Quant aux Ă©lĂ©phants, ils n'Ă©taient pas suffisamment instruits. - " Vous ĂÂȘtes tous des lĂÂąches ! " s'Ă©cria MĂÂątho. Et, avec les meilleurs, il se prĂ©cipita contre le retranchement. Une volĂ©e de pierres les repoussa ; car le SuffĂšte avait pris sur le pont leurs catapultes abandonnĂ©es. Cet insuccĂšs fit tourner brusquement l'esprit mobile des Barbares. L'excĂšs de leur bravoure disparut ; ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. D'aprĂšs Spendius, il fallait garder soigneusement la position que l'on avait et affamer l'armĂ©e punique. Mais les Carthaginois se mirent Ă creuser des puits, et des montagnes entourant la colline, ils dĂ©couvrirent de l'eau. Du sommet de leur palissade ils lançaient des flĂšches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arrachaient du sol, pendant que les six catapultes roulaient incessamment sur la longueur de la terrasse. Mais les sources d'elles-mĂÂȘmes se tariraient ; on Ă©puiserait les vivres, on userait les catapultes ; les Mercenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triompher. Le SuffĂšte imagina des nĂ©gociations afin de gagner du temps, et un matin les Barbares trouvĂšrent dans leurs lignes une peau de mouton couverte d'Ă©critures. Il se justifiait de sa victoire les Anciens l'avaient forcĂ© Ă la guerre, et pour leur montrer qu'il gardait sa parole, il leur offrait le pillage d'Utique ou celui d'Hippo-Zaryte, Ă leur choix ; Hamilcar, en terminant, dĂ©clarait ne pas les craindre, parce qu'il avait gagnĂ© des traĂtres et que, grĂÂące Ă ceux-lĂ , il viendrait Ă bout, facilement, de tous les autres. Les Barbares furent troublĂ©s cette proposition d'un butin immĂ©diat les faisait rĂÂȘver ; ils apprĂ©hendaient une trahison, ne soupçonnant point un piĂšge dans la forfanterie du SuffĂšte, et ils commencĂšrent Ă se regarder les uns les autres avec mĂ©fiance. On observait les paroles, les dĂ©marches ; des terreurs les rĂ©veillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons ; suivant sa fantaisie on choisissait son armĂ©e, et les Gaulois avec Autharite allĂšrent se joindre aux hommes de la Cisalpine dont ils comprenaient la langue. Les quatre chefs se rĂ©unissaient tous les soirs dans la tente de MĂÂątho, et, accroupis autour d'un bouclier, ils avançaient et reculaient attentivement les petites figurines de bois, inventĂ©es par Pyrrhus pour reproduire les manoeuvres. Spendius dĂ©montrait les ressources d'Hamilcar ; il suppliait de ne point compromettre l'occasion et jurait par tous les Dieux. MĂÂątho, irritĂ©, marchait en gesticulant. La guerre contre Carthage Ă©tait sa chose personnelle ; il s'indignait que les autres s'en mĂÂȘlassent sans vouloir lui obĂ©ir. Autharite, Ă sa figure, devinait ses paroles, applaudissait. Narr'Havas levait le menton en signe de dĂ©dain ; pas une mesure qu'il ne jugeĂÂąt funeste ; et il ne souriait plus. Des soupirs lui Ă©chappaient comme s'il eĂ»t refoulĂ© la douleur d'un rĂÂȘve impossible, le dĂ©sespoir d'une entreprise manquĂ©e. Pendant que les Barbares, incertains, dĂ©libĂ©raient, le SuffĂšte augmentait ses dĂ©fenses il fit creuser en deçà des palissades un second fossĂ©, Ă©lever une seconde muraille, construire aux angles des tours de bois ; et ses esclaves allaient jusqu'au milieu des avant-postes enfoncer les chausse- trapes dans la terre. Mais les Ă©lĂ©phants, dont les rations Ă©taient diminuĂ©es, se dĂ©battaient dans leurs entraves. Pour mĂ©nager les herbes, il ordonna aux Clinabares de tuer les moins robustes des Ă©talons. Quelques-uns s'y refusĂšrent ; il les fit dĂ©capiter. On mangea les chevaux. Le souvenir de cette viande fraĂche, les jours suivants, fut une grande tristesse. Du fond de l'amphithĂ©ĂÂątre oĂÂč ils se trouvaient resserrĂ©s, ils voyaient tout autour d'eux, sur les hauteurs, les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des femmes circulaient avec des outres sur la tĂÂȘte, des chĂšvres en bĂÂȘlant erraient sous les faisceaux des piques ; on relevait les sentinelles, on mangeait autour des trĂ©pieds. En effet, les tribus leur fournissaient des vivres abondamment, et ils ne se doutaient pas eux- mĂÂȘmes combien leur inaction effrayait l'armĂ©e punique. DĂšs le second jour, les Carthaginois avaient remarquĂ© dans le camp des Nomades une troupe de trois cents hommes Ă l'Ă©cart des autres. C'Ă©taient les Riches, retenus prisonniers depuis le commencement de la guerre. Des Libyens les rangĂšrent tous au bord du fossĂ©, et, postĂ©s derriĂšre eux, ils envoyaient des javelots en se faisant un rempart de leur corps. A peine pouvait-on reconnaĂtre ces misĂ©rables, tant leur visage disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arrachĂ©s par endroits laissaient Ă nu les ulcĂšres de leur tĂÂȘte, et ils Ă©taient si maigres et hideux qu'ils ressemblaient Ă des momies dans des linceuls trouĂ©s. Quelques-uns, en tremblant, sanglotaient d'un air stupide ; les autres criaient Ă leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y en avait un, tout immobile, le front baissĂ©, qui ne parlait pas ; sa grande barbe blanche tombait jusqu'Ă ses mains couvertes de chaĂnes ; et les Carthaginois, en sentant au fond de leur coeur comme l'Ă©croulement de la RĂ©publique, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fĂ»t dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffĂ© d'une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustĂ©e de cailloux. C'Ă©tait une imagination d'Autharite ; mais cela dĂ©plaisait Ă MĂÂątho. Hamilcar, exaspĂ©rĂ©, fit ouvrir les palissades, rĂ©solu Ă se faire jour n'importe comment ; et d'un train furieux les Carthaginois montĂšrent jusqu'Ă mi-cĂÂŽte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit qu'ils furent refoulĂ©s sur leurs lignes. Un des gardes de la LĂ©gion, restĂ© en dehors, trĂ©buchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il lui enfonça un poignard dans la gorge ; il l'en retira, se jeta sur la blessure, - et, la bouche collĂ©e contre elle, avec des grondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang Ă pleine poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de boire Ă un torrent, et, d'une voix aiguĂ, il entonna une chanson des BalĂ©ares, une vague mĂ©lodie pleine de modulations prolongĂ©es, s'interrompant, alternant, comme des Ă©chos qui se rĂ©pondent dans les montagnes ; il appelait ses frĂšres morts et les conviait Ă un festin ; - puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tĂÂȘte, et pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout. Les Carthaginois, Ă partir de ce moment, ne tentĂšrent aucune sortie ; - et ils ne songeaient pas Ă se rendre, certains de pĂ©rir dans les supplices. Cependant, les vivres, malgrĂ© les soins d'Hamilcar, diminuaient effroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k'kommer de blĂ©, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. Plus de viande, plus d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge pour les chevaux ; on les voyait, baissant leur encolure amaigrie, chercher dans la poussiĂšre des brins de paille piĂ©tinĂ©s. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venait rĂÂŽder sous le retranchement, dans les tas d'immondices ; on l'assommait avec une pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait le long des palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois d'horribles aboiements s'Ă©levaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la quatriĂšme dilochie de la douziĂšme syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, se tuĂšrent Ă coups de couteau. Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons les pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de tĂ©nĂšbres bleuĂÂątres, quand, Ă l'heure la plus molle du jour, ils se reposaient, Ă©coutant le bruit vague des rues mĂÂȘlĂ© au frĂ©missement des feuilles qui s'agitaient dans leurs jardins ; - et, pour mieux descendre dans cette pensĂ©e, afin d'en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupiĂšres ; la secousse d'une blessure les rĂ©veillait. A chaque minute, c'Ă©tait un engagement, une alerte nouvelle ; les tours brĂ»laient, les Mangeurs-de- choses-immondes sautaient aux palissades ; avec des haches, on leur abattait les mains ; d'autres accouraient ; une pluie de fer tombait sur les tentes. On Ă©leva des galeries en claies de jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y enfermĂšrent ; ils n'en bougeaient plus. Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline, abandonnant, dĂšs les premiĂšres heures, le fond de la gorge, les laissait dans l'ombre. En face et par-derriĂšre, les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de cailloux tachetĂ©s d'un rare lichen, et, sur leurs tĂÂȘtes, le ciel, continuellement pur, s'Ă©talait, plus lisse et froid Ă l'oeil qu'une coupole de mĂ©tal. Hamilcar Ă©tait si indignĂ© contre Carthage qu'il sentait l'envie de se jeter dans les Barbares pour les conduire sur elle. Puis voilĂ que les porteurs, les vivandiers, les esclaves commençaient Ă murmurer, et ni le peuple ni le Grand-Conseil, personne n'envoyait mĂÂȘme une espĂ©rance. La situation Ă©tait intolĂ©rable surtout par l'idĂ©e qu'elle deviendrait pire. A la nouvelle du dĂ©sastre, Carthage avait comme bondi de colĂšre et de haine ; on aurait moins exĂ©crĂ© le SuffĂšte, si, dĂšs le commencement, il se fĂ»t laissĂ© vaincre. Mais pour acheter d'autres Mercenaires, le temps manquait, l'argent manquait. Quant Ă lever des soldats dans la ville, comment les Ă©quiper ? Hamilcar avait pris toutes les armes ! et qui donc les commanderait ? Les meilleurs capitaines se trouvaient lĂ -bas avec lui ! Cependant, des hommes expĂ©diĂ©s par le SuffĂšte arrivaient dans les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en Ă©mut, et il s'arrangea pour les faire disparaĂtre. C'Ă©tait une prudence inutile ; tous accusaient Barca de s'ĂÂȘtre conduit avec mollesse. Il aurait dĂ», aprĂšs sa victoire, anĂ©antir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagĂ© les tribus ? On s'Ă©tait cependant imposĂ© d'assez lourds sacrifices ! et les patriciens dĂ©ploraient leur contribution de quatorze shekel, les Syssites leurs deux cent vingt-trois mille kikar d'or ; ceux qui n'avaient rien donnĂ© se lamentaient comme les autres. La populace Ă©tait jalouse des Carthaginois-nouveaux auxquels il avait promis le droit de citĂ© complet ; et mĂÂȘme les Ligures, qui s'Ă©taient si intrĂ©pidement battus, on les confondait avec les Barbares, on les maudissait comme eux ; leur race devenait un crime, une complicitĂ©. Les marchands sur le seuil de leur boutique, les manoeuvres qui passaient, une rĂšgle de plomb Ă la main, les vendeurs de saumure rinçant leurs paniers, les baigneurs dans les Ă©tuves et les dĂ©bitants de boissons chaudes, tous discutaient les opĂ©rations de la campagne. On traçait avec son doigt des plans de bataille sur la poussiĂšre ; et il n'Ă©tait si mince goujat qui ne sĂ»t corriger les fautes d'Hamilcar. C'Ă©tait, disaient les prĂÂȘtres, le chĂÂątiment de sa longue impiĂ©tĂ©. Il n'avait point offert d'holocaustes ; il n'avait pas pu purifier ses troupes ; il avait mĂÂȘme refusĂ© de prendre avec lui des augures ; - et le scandale du sacrilĂšge renforçait la violence des haines contenues, la rage des espoirs trahis. On se rappelait les dĂ©sastres de la Sicile, tout le fardeau de son orgueil qu'on avait si longtemps portĂ© ! Les collĂšges des pontifes ne lui pardonnaient pas d'avoir saisi leur trĂ©sor, et ils exigĂšrent du Grand- Conseil l'engagement de le crucifier, si jamais il revenait. Les chaleurs du mois d'Eloul, excessives cette annĂ©e-lĂ , Ă©taient une autre calamitĂ©. Des bords du Lac, il s'Ă©levait des odeurs nausĂ©abondes ; elles passaient dans l'air avec les fumĂ©es des aromates tourbillonnant au coin des rues. On entendait continuellement retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des temples toutes les murailles Ă©taient couvertes de voiles noirs ; des cierges brĂ»laient au front des Dieux- PatĂŠques, et le sang des chameaux Ă©gorgĂ©s en sacrifice, coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascades rouges. Un dĂ©lire funĂšbre agitait Carthage. Du fond des ruelles les plus Ă©troites, des bouges les plus noirs, des figures pĂÂąles sortaient, des hommes Ă profil de vipĂšre et qui grinçaient des dents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient les maisons, et, s'Ă©chappant par les grillages, faisaient se retourner sur les places ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que les Barbares arrivaient ; on les avait aperçus derriĂšre la montagne des Eaux-Chaudes ; ils Ă©taient campĂ©s Ă Tunis ; et les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient en une seule clameur. Puis, un silence universel s'Ă©tablissait, les uns restaient grimpĂ©s sur le fronton des Ă©difices, avec leur main ouverte au bord des yeux, tandis que les autres, Ă plat ventre au pied des remparts, tendaient l'oreille. La terreur passĂ©e, les colĂšres recommençaient. Mais la conviction de leur impuissance les replongeait bientĂÂŽt dans la mĂÂȘme tristesse. Elle redoublait chaque soir, quand tous, montĂ©s sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant, par neuf fois, un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait derriĂšre la Lagune, lentement, puis, tout Ă coup, il disparaissait dans les montagnes, du cĂÂŽtĂ© des Barbares. On attendait la fĂÂȘte trois fois sainte oĂÂč, du haut d'un bĂ»cher, un aigle s'envolait vers le ciel, symbole de la rĂ©surrection de l'annĂ©e, message du peuple Ă son Baal suprĂÂȘme, et qu'il considĂ©rait comme une sorte d'union, une maniĂšre de se rattacher Ă la force du Soleil. D'ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournait naĂÂŻvement vers Moloch-Homicide, et tous abandonnaient Tanit. En effet, la Rabbetna, n'ayant plus son voile, Ă©tait comme dĂ©pouillĂ©e d'une partie de sa vertu. Elle refusait la bienfaisance de ses eaux, elle avait dĂ©sertĂ© Carthage ; c'Ă©tait une transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour l'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en l'invectivant, beaucoup la plaignaient ; on la chĂ©rissait encore et plus profondĂ©ment peut-ĂÂȘtre. Tous les malheurs venaient donc de la perte du zaĂÂŻmph. SalammbĂÂŽ y avait indirectement participĂ© ; on la comprenait dans la mĂÂȘme rancune ; elle devait ĂÂȘtre punie. La vague idĂ©e d'une immolation bientĂÂŽt circula dans le peuple. Pour apaiser les Baalim, il fallait sans doute leur offrir quelque chose d'une incalculable valeur, un ĂÂȘtre beau, jeune, vierge, d'antique maison, issu des Dieux, un astre humain. Tous les jours des hommes que l'on ne connaissait pas envahissaient les jardins de MĂ©gara ; les esclaves, tremblant pour eux-mĂÂȘmes, n'osaient leur rĂ©sister. Cependant, ils ne dĂ©passaient point l'escalier des galĂšres. Ils restaient en bas, les yeux levĂ©s sur la derniĂšre terrasse ; ils attendaient SalammbĂÂŽ, et, durant des heures, ils criaient contre elle, comme des chiens qui hurlent aprĂšs la lune. - Chapitre 10 LE SERPENT - Ces clameurs de la populace n'Ă©pouvantaient pas la fille d'Hamilcar. Elle Ă©tait troublĂ©e par des inquiĂ©tudes plus hautes son grand serpent, le Python noir, languissait ; et le serpent Ă©tait pour les Carthaginois un fĂ©tiche Ă la fois national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu'il Ă©merge de ses profondeurs et n'a pas besoin de pieds pour la parcourir ; sa dĂ©marche rappelait les ondulations des fleuves, sa tempĂ©rature les antiques tĂ©nĂšbres visqueuses pleines de fĂ©conditĂ©, et l'orbe qu'il dĂ©crit en se mordant la queue l'ensemble des planĂštes, l'intelligence d'EschmoĂ»n. Celui de SalammbĂÂŽ avait dĂ©jĂ refusĂ© plusieurs fois les quatre moineaux vivants qu'on lui prĂ©sentait Ă la pleine lune et Ă chaque nouvelle lune. Sa belle peau, couverte comme le firmament de taches d'or sur un fond tout noir, Ă©tait jaune maintenant, flasque, ridĂ©e et trop large pour son corps ; une moisissure cotonneuse Ă©tendait autour de sa tĂÂȘte ; et dans l'angle de ses paupiĂšres, on apercevait de petits points rouges qui paraissaient remuer. De temps Ă autre, SalammbĂÂŽ s'approchait de sa corbeille en fils d'argent ; elle Ă©cartait la courtine de pourpre, les feuilles de lotus, le duvet d'oiseau ; il Ă©tait continuellement enroulĂ© sur lui-mĂÂȘme, plus immobile qu'une liane flĂ©trie ; et, Ă force de le regarder, elle finissait par sentir dans son coeur comme une spirale, comme un autre serpent qui, peu Ă peu, lui montait Ă la gorge et l'Ă©tranglait. Elle Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©e d'avoir vu le zaĂÂŻmph, et cependant, elle en Ă©prouvait une sorte de joie, un orgueil intime. Un mystĂšre se dĂ©robait dans la splendeur de ses plis ; c'Ă©tait le nuage enveloppant les Dieux, le secret de l'existence universelle, et SalammbĂÂŽ, en se faisant horreur Ă elle-mĂÂȘme, regrettait de ne l'avoir pas soulevĂ©. Presque toujours, elle Ă©tait accroupie au fond de son appartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche repliĂ©e, la bouche entrouverte, le menton baissĂ©, l'oeil fixe. Elle se rappelait, avec Ă©pouvante, la figure de son pĂšre ; elle voulait s'en aller dans les montagnes de la PhĂ©nicie, en pĂšlerinage au temple d'Aphaka, oĂÂč Tanit est descendue sous la forme d'une Ă©toile ; toutes sortes d'imaginations l'attiraient, l'effrayaient ; d'ailleurs une solitude chaque jour plus large l'environnait. Elle ne savait mĂÂȘme pas ce que devenait Hamilcar. Enfin, lasse de ses pensĂ©es, elle se levait, et, en traĂnant ses petites sandales dont la semelle Ă chaque pas claquait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans la grande chambre silencieuse. Les amĂ©thystes et les topazes du plafond faisaient çà et lĂ trembler des taches lumineuses, et SalammbĂÂŽ, tout en marchant, tournait un peu la tĂÂȘte pour les voir. Elle allait prendre par le goulot les amphores suspendues ; elle se rafraĂchissait la poitrine sous les larges Ă©ventails, ou bien elle s'amusait Ă brĂ»ler du cinnamome dans des perles creuses. Au coucher du soleil, Taanach retirait les losanges de feutre noir bouchant les ouvertures de la muraille ; alors ses colombes, frottĂ©es de musc comme les colombes de Tanit, tout Ă coup entraient, et leurs pattes roses glissaient sur les dalles de verre parmi les grains d'orge qu'elle leur jetait Ă pleines poignĂ©es, comme un semeur dans un champ. Mais soudain elle Ă©clatait en sanglots, et elle restait Ă©tendue sur le grand lit fait de courroies de boeuf, sans remuer, en rĂ©pĂ©tant un mot, toujours le mĂÂȘme, les yeux ouverts, pĂÂąle comme une morte, insensible, froide ; - et cependant elle entendait le cri des singes dans les touffes des palmiers, avec le grincement continu de la grande roue qui, Ă travers les Ă©tages, amenait un flot d'eau pure dans la vasque de porphyre. Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de manger. Elle voyait en rĂÂȘve des astres troubles qui passaient sous ses pieds. Elle appelait Schahabarim, et, quand il Ă©tait venu, n'avait plus rien Ă lui dire. Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa prĂ©sence. Mais elle se rĂ©voltait intĂ©rieurement contre cette domination ; elle sentait pour le prĂÂȘtre tout Ă la fois de la terreur, de la jalousie, de la haine et une espĂšce d'amour, en reconnaissance de la singuliĂšre voluptĂ© qu'elle trouvait prĂšs de lui. Il avait reconnu l'influence de la Rabbet, habile Ă distinguer quels Ă©taient les Dieux qui envoyaient les maladies ; et, pour guĂ©rir SalammbĂÂŽ, il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et d'adiante ; elle mangeait tous les matins des mandragores ; elle dormait, la tĂÂȘte sur un sachet d'aromates mixtionnĂ©s par les pontifes ; il avait mĂÂȘme employĂ© le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les gĂ©nies funestes ; enfin, se tournant vers l'Ă©toile polaire, il murmura par trois fois le nom mystĂ©rieux de Tanit ; mais SalammbĂÂŽ souffrant toujours, ses angoisses s'approfondirent. Personne Ă Carthage n'Ă©tait savant comme lui. Dans sa jeunesse, il avait Ă©tudiĂ© au collĂšge des Mogbeds, Ă Borsippa, prĂšs de Babylone ; puis visitĂ© Samothrace, Pessinunte, EphĂšse, la Thessalie, la JudĂ©e, les temples des NabathĂ©ens, qui sont perdus dans les sables ; et, des cataractes jusqu'Ă la mer, parcouru Ă pied les bords du Nil. La face couverte d'un voile, et en secouant des flambeaux, il avait jetĂ© un coq noir sur un feu de sandaraque, devant le poitrail du Sphinx, le PĂšre-de-la-Terreur. Il Ă©tait descendu dans les cavernes de Proserpine ; il avait vu tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos et resplendir le candĂ©labre de Tarente, portant sur sa tige autant de lampadaires qu'il y a de jours dans l'annĂ©e ; la nuit, parfois, il recevait des Grecs pour les interroger. La constitution du monde ne l'inquiĂ©tait pas moins que la nature des Dieux ; avec les armilles placĂ©s dans le portique d'Alexandrie, il avait observĂ© les Ă©quinoxes, et accompagnĂ© jusqu'Ă CyrĂšne les bĂ©matistes d'EvergĂšte, qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs pas ; - si bien que maintenant grandissait dans sa pensĂ©e une religion particuliĂšre, sans formule distincte, et, Ă cause de cela mĂÂȘme, toute pleine de vertiges et d'ardeurs. Il ne croyait plus la terre faite comme une pomme de pin ; il la croyait ronde et tombant Ă©ternellement dans l'immensitĂ©, avec une vitesse si prodigieuse qu'on ne s'aperçoit pas de sa chute. De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait Ă la prĂ©dominance de Baal, dont l'astre lui-mĂÂȘme n'est que le reflet et la figure ; d'ailleurs, tout ce qu'il voyait des choses terrestres le forçait Ă reconnaĂtre pour suprĂÂȘme le principe mĂÂąle exterminateur. Puis, il accusait secrĂštement la Rabbet de l'infortune de sa vie. N'Ă©tait-ce pas pour elle qu'autrefois, le grand pontife, s'avançant dans le tumulte des cymbales, lui avait pris sous une patĂšre d'eau bouillante sa virilitĂ© future ? Et il suivait d'un oeil mĂ©lancolique des hommes qui se perdaient avec les prĂÂȘtresses au fond des tĂ©rĂ©binthes. Ses jours se passaient Ă inspecter les encensoirs, les vases d'or, les pinces, les rĂÂąteaux pour les cendres de l'autel, et toutes les robes des statues, jusqu'Ă l'aiguille de bronze servant Ă friser les cheveux d'une vieille Tanit, dans le troisiĂšme Ă©dicule, prĂšs de la vigne d'Ă©meraude. Aux mĂÂȘmes heures, il soulevait les grandes tapisseries des mĂÂȘmes portes qui retombaient ; il restait les bras ouverts dans la mĂÂȘme attitude, ; il priait prosternĂ© sur les mĂÂȘmes dalles, tandis qu'autour de lui un peuple de prĂÂȘtres circulait pieds nus par les couloirs pleins d'un crĂ©puscule Ă©ternel. Mais sur l'ariditĂ© de sa vie, SalammbĂÂŽ faisait comme une fleur dans la fente d'un sĂ©pulcre. Cependant, il Ă©tait dur pour elle, et ne lui Ă©pargnait point les pĂ©nitences ni les paroles amĂšres. Sa condition Ă©tablissait entre eux comme l'Ă©galitĂ© d'un sexe commun, et il en voulait moins Ă la jeune fille de ne pouvoir la possĂ©der que de la trouver si belle et surtout si pure. Souvent il voyait bien qu'elle se fatiguait Ă suivre sa pensĂ©e. Alors il s'en retournait plus triste ; il se sentait plus abandonnĂ©, plus seul, plus vide. Des mots Ă©tranges quelquefois lui Ă©chappaient, et qui passaient devant SalammbĂÂŽ comme de larges Ă©clairs illuminant des abĂmes. C'Ă©tait la nuit, sur la terrasse, quand, seuls tous les deux, ils regardaient les Ă©toiles, et que Carthage s'Ă©talait en bas, sous leurs pieds, avec le golfe et la pleine mer vaguement perdus dans la couleur des tĂ©nĂšbres. Il lui exposait la thĂ©orie des ĂÂąmes qui descendent sur la terre, en suivant la mĂÂȘme route que le soleil par les signes du zodiaque. De son bras Ă©tendu, il montrait dans le BĂ©lier la porte de la gĂ©nĂ©ration humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers les Dieux ; et SalammbĂÂŽ s'efforçait de les apercevoir, car elle prenait ces conceptions pour des rĂ©alitĂ©s ; elle acceptait comme vrais en eux-mĂÂȘmes de purs symboles et jusqu'Ă des maniĂšres de langage, distinction qui n'Ă©tait pas, non plus, toujours bien nette pour le prĂÂȘtre. - " Les ĂÂąmes des morts " , disait-il, " se rĂ©solvent dans la lune comme les cadavres dans la terre. Leurs larmes composent son humiditĂ© ; c'est un sĂ©jour obscur plein de fange, de dĂ©bris et de tempĂÂȘtes. " Elle demanda ce qu'elle y deviendrait. D'abord, tu languiras, lĂ©gĂšre comme une vapeur qui se balance sur les flots ; et, aprĂšs des Ă©preuves et des angoisses plus longues, tu t'en iras dans le foyer du soleil, Ă la source mĂÂȘme de l'Intelligence ! Cependant il ne parlait pas de la Rabbet. SalammbĂÂŽ s'imaginait que c'Ă©tait par pudeur pour sa dĂ©esse vaincue, et, l'appelant d'un nom commun qui dĂ©signait la lune, elle se rĂ©pandait en bĂ©nĂ©dictions sur l'astre fertile et doux. A la fin, il s'Ă©cria - " Non ! non ! elle tire de l'autre toute sa fĂ©conditĂ© ! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui comme une femme amoureuse qui court aprĂšs un homme dans un champ ? " Et sans cesse, il exaltait la vertu de la lumiĂšre. Loin d'abattre ses dĂ©sirs mystiques, au contraire il les sollicitait, et mĂÂȘme il semblait prendre de la joie Ă la dĂ©soler par les rĂ©vĂ©lations d'une doctrine impitoyable. SalammbĂÂŽ, malgrĂ© les douleurs de son amour, se jetait dessus avec emportement. Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus il voulait y croire. Au fond de son ĂÂąme un remords l'arrĂÂȘtait. Il lui aurait fallu quelque preuve, une manifestation des Dieux, et, dans l'espoir de l'obtenir, le prĂÂȘtre imagina une entreprise qui pouvait Ă la fois sauver sa patrie et sa croyance. DĂšs lors il se mit, devant SalammbĂÂŽ, Ă dĂ©plorer le sacrilĂšge et les malheurs qui en rĂ©sultaient jusque dans les rĂ©gions du ciel. Puis, tout Ă coup, il lui annonça le pĂ©ril du SuffĂšte, assailli par trois armĂ©es que commandait MĂÂątho ; car MĂÂątho, pour les Carthaginois, Ă©tait, Ă cause du voile, comme le roi des Barbares ; et il ajouta que le salut de la RĂ©publique et de son pĂšre dĂ©pendait d'elle seule. - " De moi ! " s'Ă©cria-t-elle, " comment puis-je ... ? " Mais le prĂÂȘtre, avec un sourire de dĂ©dain - " Jamais tu ne consentiras ! " Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit - " Il faut que tu ailles chez les Barbares reprendre le zaĂÂŻmph ! " Elle s'affaissa sur l'escabeau d'Ă©bĂšne ; et elle restait les bras allongĂ©s entre ses genoux, avec un frisson de tous ses membres, comme une victime au pied de l'autel quand elle attend le coup de massue. Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, et, dans sa stupeur, ne comprenait plus qu'une chose, c'est que certainement elle allait bientĂÂŽt mourir. Mais si Rabbetna triomphait, si le zaĂÂŻmph Ă©tait rendu et Carthage dĂ©livrĂ©e, qu'importe la vie d'une femme ! pensait Schahabarim. D'ailleurs, elle obtiendrait peut-ĂÂȘtre le voile et ne pĂ©rirait pas. Il fut trois jours sans revenir, ; le soir du quatriĂšme, elle l'envoya chercher. Pour mieux enflammer son coeur, il lui apportait toutes les invectives que l'on hurlait contre Hamilcar en plein Conseil ; il lui disait qu'elle avait failli, qu'elle devait rĂ©parer son crime, et que la Rabbetna ordonnait ce sacrifice. Souvent une large clameur traversant les Mappales arrivait dans MĂ©gara. Schahabarim et SalammbĂÂŽ sortaient vivement ; et, du haut de l'escalier des galĂšres, ils regardaient. C'Ă©taient des gens sur la place de Khamon qui criaient pour avoir des armes. Les Anciens ne voulaient pas leur en fournir, estimant cet effort inutile ; d'autres partis, sans gĂ©nĂ©ral, avaient Ă©tĂ© massacrĂ©s. Enfin on leur permit de s'en aller, et, par une sorte d'hommage Ă Moloch ou un vague besoin de destruction, ils arrachĂšrent dans les bois des temples de grands cyprĂšs et, les ayant allumĂ©s aux flambeaux des Kabyres, ils les portaient dans les rues en chantant. Ces flammes monstrueuses s'avançaient, balancĂ©es doucement ; elles envoyaient des feux sur des boules de verre Ă la crĂÂȘte des temples, sur les ornements des colosses, sur les Ă©perons des navires, dĂ©passaient les terrasses et faisaient comme des soleils qui se roulaient par la ville. Elles descendirent l'Acropole. La porte de Malqua s'ouvrit. - " Es-tu prĂÂȘte ? " s'Ă©cria Schahabarim, " ou leur as-tu recommandĂ© de dire Ă ton pĂšre que tu l'abandonnais. " Elle se cacha le visage dans ses voiles, et les grandes lueurs s'Ă©loignĂšrent, en s'abaissant peu Ă peu au bord des flots. Une Ă©pouvante indĂ©terminĂ©e la retenait elle avait peur de Moloch, peur de MĂÂątho. Cet homme Ă taille de gĂ©ant, et qui Ă©tait maĂtre du zaĂÂŻmph, dominait la Rabbetna autant que le Baal et lui apparaissait entourĂ© des mĂÂȘmes fulgurations ; puis l'ĂÂąme des Dieux, quelquefois, visitait le corps des hommes. Schahabarim, en parlant de celui-lĂ , ne disait-il pas qu'elle devait vaincre Moloch ? Ils Ă©taient mĂÂȘlĂ©s l'un Ă l'autre ; elle les confondait ; tous les deux la poursuivaient. Elle voulut connaĂtre l'avenir et elle s'approcha du serpent, car on tirait des augures d'aprĂšs l'attitude des serpents. Mais la corbeille Ă©tait vide ; SalammbĂÂŽ fut troublĂ©e. Elle le trouva enroulĂ© par la queue Ă un des balustres d'argent, prĂšs du lit suspendu, et il le frottait pour se dĂ©gager de sa vieille peau jaunĂÂątre, tandis que son corps tout luisant et clair s'allongeait comme un glaive Ă moitiĂ© sorti du fourreau. Puis les jours suivants, Ă mesure qu'elle se laissait convaincre, qu'elle Ă©tait plus disposĂ©e Ă secourir Tanit, le python se guĂ©rissait, grossissait, il semblait revivre. La certitude que Schahabarim exprimait la volontĂ© des Dieux s'Ă©tablit alors dans sa conscience. Un matin, elle se rĂ©veilla dĂ©terminĂ©e, et elle demanda ce qu'il fallait pour que MĂÂątho rendĂt le voile. - " Le rĂ©clamer " , dit Schahabarim. - " Mais s'il refuse ? " reprit-elle. Le prĂÂȘtre la considĂ©ra fixement, et avec un sourire qu'elle n'avait jamais vu. - " Oui, comment faire ? " rĂ©pĂ©ta SalammbĂÂŽ. Il roulait entre ses doigts l'extrĂ©mitĂ© des bandelettes qui tombaient de sa tiare sur ses Ă©paules, les yeux baissĂ©s, immobile. Enfin, voyant qu'elle ne comprenait pas - " Tu seras seule avec lui. " - " AprĂšs ? " dit-elle. - " Seule dans sa tente. " - " Et alors ? " Schahabarim se mordit les lĂšvres. Il cherchait quelque phrase, un dĂ©tour. - " Si tu dois mourir, ce sera plus tard " , dit-il, plus tard ! ne crains rien ! et quoi qu'il entreprenne, n'appelle pas ! ne t'effraye pas ! Tu seras humble, entends-tu, et soumise Ă son dĂ©sir qui est l'ordre du ciel ! - " Mais le voile ? " - " Les Dieux y aviseront " , rĂ©pondit Schahabarim. Elle ajouta - " Si tu m'accompagnais, ĂÂŽ pĂšre ? " - " Non ! " Il la fit se mettre Ă genoux, et, gardant la main gauche levĂ©e et la droite Ă©tendue, il jura pour elle de rapporter dans Carthage le manteau de Tanit. Avec des imprĂ©cations terribles, elle se dĂ©vouait aux Dieux, et chaque fois que Schahabarim prononçait un mot, en dĂ©faillant, elle le rĂ©pĂ©tait. Il lui indiqua toutes les purifications, les jeĂ»nes qu'elle devait faire et comment parvenir jusqu'Ă MĂÂątho. D'ailleurs, un homme connaissant les routes l'accompagnerait. Elle se sentit comme dĂ©livrĂ©e. Elle ne songeait plus qu'au bonheur de revoir le zaĂÂŻmph, et maintenant elle bĂ©nissait Schahabarim de ses exhortations. C'Ă©tait l'Ă©poque oĂÂč les colombes de Carthage Ă©migraient en Sicile, dans la montagne d'Eryx, autour du temple de VĂ©nus. Avant leur dĂ©part, durant plusieurs jours, elles se cherchaient, s'appelaient pour se rĂ©unir ; enfin elles s'envolĂšrent un soir ; le vent les poussait, et cette grosse nuĂ©e blanche glissait dans le ciel, au-dessus de la mer, trĂšs haut. Une couleur de sang occupait l'horizon. Elles semblaient descendre vers les flots, peu Ă peu ; puis elles disparurent comme englouties et tombant d'elles-mĂÂȘmes dans la gueule du soleil. SalammbĂÂŽ, qui les regardait s'Ă©loigner, baissa la tĂÂȘte, et Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement - " Mais elles reviendront, MaĂtresse. " - " Oui ! Je le sais. " - " Et tu les reverras. " - " Peut-ĂÂȘtre ! " fit-elle en soupirant. Elle n'avait confiĂ© Ă personne sa rĂ©solution ; pour l'accomplir plus discrĂštement, elle envoya Taanach acheter dans le faubourg de Kinisdo au lieu de les demander aux intendants, toutes les choses qu'il lui fallait du vermillon, des aromates, une ceinture de lin et des vĂÂȘtements neufs. La vieille esclave s'Ă©bahissait de ces prĂ©paratifs, sans oser pourtant lui faire de questions ; et le jour arriva, fixĂ© par Schahabarim, oĂÂč SalammbĂÂŽ devait partir. Vers la douziĂšme heure, elle aperçut au fond des sycomores un vieillard aveugle, la main appuyĂ©e sur l'Ă©paule d'un enfant qui marchait devant lui, et de l'autre il portait contre sa hanche une espĂšce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les femmes avaient Ă©tĂ© scrupuleusement Ă©loignĂ©s aucun ne pouvait savoir le mystĂšre qui se prĂ©parait. Taanach alluma dans les angles de l'appartement quatre trĂ©pieds pleins de strobus et de cardamone ; puis elle dĂ©ploya de grandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur des cordes, tout autour de la chambre car SalammbĂÂŽ ne voulait pas ĂÂȘtre vue, mĂÂȘme par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi derriĂšre la porte, et le jeune garçon, debout, appliquait contre ses l
Toutdâabord, la raison la plus commune est la mort de vieillesse de cette reine. Il est indispensable pour la survie de la colonie dâabeilles de toujours avoir une reine. Sans quoi la survie de la colonie nâest pas possible. Il existe une deuxiĂšme raison pour laquelle la reine est remplacĂ©e. Lorsquâelle a dĂ©cidĂ© de sâen allerQuand tester la prĂ©sence de varroas ? Lâun des principaux problĂšmes auxquels sont confrontĂ©s les apiculteurs aujourdâhui est la prĂ©sence de varroas dans leurs ruches. Ce parasite commun des abeilles mellifĂšres est la premiĂšre cause de mortalitĂ© des ruches. Comment savoir si vos abeilles sont infestĂ©es ? Il existe plusieurs mĂ©thodes populaires utilisĂ©es pour vĂ©rifier les niveaux de varroa. Des tests de routine pour les acariens sont nĂ©cessaires tout au long de la nâest plus aussi facile quâavant. Il y a quelques annĂ©es, il y avait moins de parasites et de maladies Ă prendre en compte. Lâun des plus grands changements dans lâapiculture a Ă©tĂ© lâarrivĂ©e du varroa au milieu des annĂ©es apiculteurs qui nâont pas su sâadapter aux changements causĂ©s par les infestations dâacariens ont perdu leurs colonies. Nous ne pouvons pas Ă©lever des abeilles comme Ă lâĂ©poque de ânos grand-parentsâ. Les apiculteurs dâaujourdâhui doivent se prĂ©occuper de la lutte contre lâacarien. Ă quoi ressemblent l'acarien Varroa ? Les acariens Varroa connus sous le nom de Varroa Destructor sont des parasites externes des abeilles adultes et du couvain des abeilles. Les acariens femelles adultes sont visibles Ă lâĆil sont plats, de couleur rouge-brun et de forme ovale. Les acariens adultes ont la taille dâune tĂȘte dâĂ©pingle et sâenfouissent entre les plaques de lâexosquelette des abeilles ils mordent et se nourrissent de lâhĂ©molymphe sang et des corps gras de lâabeille. Les acariens en dĂ©veloppement se dĂ©veloppent Ă lâintĂ©rieur des cellules de couvain operculĂ©es oĂč ils endommagent gravement les larves acariens Varroa sont originaires dâAsie oĂč ils parasitent les colonies dâApis Cerana lâabeille domestique asiatique. Apis Cerana prĂ©sente une certaine rĂ©sistance Ă ces dâabeille domestique que lâon trouve en France est lâApis Mellifera lâabeille domestique europĂ©enne. Nos abeilles ne prĂ©sentent aucune rĂ©sistance aux acariens arthropodes Ă 8 pattes sont en fait des parents Ă©loignĂ©s de lâabeille domestique. Vous savez, comme ce parent ennuyeux qui vient nous rendre visite et qui ne sait pas quand nourrissant des abeilles domestiques adultes et du couvain, les acariens affaiblissent les abeilles. Il en rĂ©sulte une durĂ©e de vie plus courte et une colonie dâabeilles globalement en mauvaise encore, les varroas sont Ă©galement des vecteurs de nombreux virus et maladies quâils peuvent transporter et transmettre aux autres membres de la est lâacarien le plus connu en ce qui concerne les abeilles domestiques, mais ce ne sont pas les seuls acariens prĂ©sents dans une de 40 types dâacariens diffĂ©rents vivent dans la plupart des colonies dâabeilles. Heureusement, seuls quelques types dâacariens sont nuisibles aux abeilles. Relation symbiotique entre l'acarien Varroa et l'abeille Les acariens varroa et les abeilles asiatiques ont dĂ©veloppĂ© une relation symbiotique depuis des milliers dâ varroa est capable de se nourrir et de se reproduire au sein des colonies dâApis Cerana et de causer peu de dommages Ă son hĂŽte. Ces colonies dâabeilles peuvent donc faire face Ă une infestation dâ abeilles europĂ©ennes peuvent dĂ©velopper une relation avec les acariens au fil du temps. Les acariens Varroa et les abeilles comme Apis Cerana ont Ă©voluĂ© vers une la vĂ©ritable Ă©volution de nos abeilles pourrait nĂ©cessiter des centaines dâannĂ©es. Une certaine rĂ©sistance pourrait se dĂ©velopper plus tĂŽt, mais cela reste inconnu. Reproduction du varroa Le cycle de vie de lâacarien Varroa et le cycle de vie de lâabeille Ă miel pĂšsent lourdement en faveur des acariens. Du moins pour les abeilles europĂ©ennes.Les acariens peuvent diffĂ©rencier les types de couvain dâabeilles dans la ruche. Ils peuvent identifier si une larve est du couvain dâouvriĂšres ou de acariens femelles accouplĂ©es entrent dans une cellule larvaire et se cachent dans la nourriture du couvain. Les abeilles ouvriĂšres bouchent la cellule sans se rendre compte de la prĂ©sence de lâacarien. Lâacarien femelle se glisse sur le corps du bĂ©bĂ© abeille et commence Ă se heures plus tard, elle donne naissance Ă un acarien mĂąle. AprĂšs 30 heures supplĂ©mentaires, une femelle est produite. Lâacarien adulte perce la jeune abeille pour quâelle et sa fille puissent se nourrir. Lâacarien mĂąle ne se nourrit pas. Il sâaccouple avec sa ou ses sĆurs et lâabeille adulte Ă©merge, les acariens mĂšre et fille quittent la cellule et sâattachent Ă une autre abeille une colonie dâabeilles europĂ©ennes, lâacarien femelle adulte a le temps de produire une fille mature, voire deux, dans une cellule de couvain dâ si elle habite une cellule de faux-bourdon avec un temps de captivitĂ© plus long dans la cellule, elle peut produire 2 Ă 3 filles. Câest pourquoi les varroas prĂ©fĂšrent le couvain de cycle de reproduction des acariens dans une ruche oĂč le nombre de couvain dâabeilles diminue fait que la plupart des gĂ©nĂ©rations en dĂ©veloppement de la colonie sont infectĂ©es. Comment le varroa a changĂ© nos mĂ©thode d'apiculture Au milieu des annĂ©es 1980, lâapiculture a changĂ© Ă jamais avec lâarrivĂ©e de lâacarien Varroa en France. Nous pensons que ce parasite a dâabord migrĂ© des pays de lâest vers la milliers de colonies sont mortes en lâespace de quelques annĂ©es. La plupart des colonies dâabeilles sauvages sont Ă©galement mortes. Aujourdâhui encore, les colonies qui ne sont pas tuĂ©es par les infestations dâacariens deviennent faibles et abeilles ont un systĂšme merveilleux pour survivre en hiver. Mais de nombreuses colonies meurent pendant lâhiver car les abeilles affaiblies ne peuvent pas soutenir la ruche. Quand faire les contrĂŽle d'infestation du varroa ? Effectuez au moins un contrĂŽletrĂšs tĂŽt au printempsdĂ©but de lâĂ©tĂ© fin mai-juinFin de lâĂ©tĂ© aoĂ»tFin de lâautomne octobreLâidĂ©al serait dâavoir des colonies sans acariens, mais ce nâest gĂ©nĂ©ralement pas possible. La plupart des colonies ont quelques acariens et elles gĂšrent bien la il est important de maintenir un faible niveau dâinfestation par les acariens. Lorsque le nombre dâacariens atteint un certain niveau, la santĂ© de la colonie est est particuliĂšrement vrai Ă la fin de lâĂ©tĂ©. Câest Ă cette Ă©poque que la plupart des colonies commencent Ă rĂ©duire la taille du nid Ă les acariens ne ralentissent pas la production, ce qui fait que la plupart du couvain dâabeilles est bonne rĂšgle Ă suivre est de tester rĂ©guliĂšrement les niveaux de varroa et dâeffectuer des contrĂŽles supplĂ©mentaires des acariens si vous suspectez des problĂšmes. Et bien sĂ»r, la miellĂ©e et les conditions de votre saison jouent un rĂŽle dans le choix du moment. Pourquoi le test visuel ne fonctionne pas Comment savoir si votre colonie a des acariens et, le cas Ă©chĂ©ant, quelle est la gravitĂ© de lâinfestation ? Il existe plusieurs façons de vĂ©rifier la prĂ©sence dâ il sâagit de parasites externes qui peuvent ĂȘtre vus Ă lâĆil nu, vous pourriez penser quâil suffit de regarder, nâest-ce pas ? Eh bien, oui, câest possible, mais ce nâest ni facile ni est impossible dâobtenir une vĂ©ritable Ă©valuation visuelle du nombre dâacariens. En effet, Ă tout moment, la grande majoritĂ© des acariens se trouvent Ă lâintĂ©rieur des cellules de couvain vous voyez des acariens adultes sur les abeilles, il est peut-ĂȘtre dĂ©jĂ trop tard pour que la colonie se remette de lâ ne sont pas les acariens que nous voyons qui causent le plus de dĂ©gĂąts, mais ceux que nous ne voyons pas. Ils se trouvent Ă lâintĂ©rieur des cellules de couvain operculĂ©es et nuisent Ă la prochaine gĂ©nĂ©ration dâ pourquoi nous utilisons diffĂ©rentes mĂ©thodes pour vĂ©rifier rĂ©guliĂšrement le niveau des acariens. Nous voulons empĂȘcher les nouvelles gĂ©nĂ©rations dâabeilles dâĂȘtre attaquĂ©es. Comment vĂ©rifier la prĂ©sence d'acariens Varroa Le niveau dâinfestation par les acariens peut ĂȘtre dĂ©terminĂ© par plusieurs mĂ©thodes. Chaque mĂ©thode prĂ©sente des inconvĂ©nients et des Ă lâalcool â eau savonneusesecousse de sucregoutte de planche collanteLe dĂ©pistage des acariens est certainement nĂ©cessaire car vous devez savoir 1 si vous devez traiter vos ruches contre les acariens, et 2 si vous avez traitĂ© â cela a-t-il fonctionnĂ© ?Ne sautez pas cette Ă©tape de vĂ©rification du niveau de varroa dans votre colonie â mĂȘme aprĂšs avoir traitĂ©. Lavage Ă l'alcool eau savonneuse Prenez 300 abeilles dans la zone du nid Ă couvain de la ruche. Secouez simplement les abeilles nourriciĂšres du cadre pour les mettre dans une boĂźte ou un rĂ©cipient de collecte nâattrapez pas la reine ! !!. Cela reprĂ©sente environ œ tasse dâ les abeilles dans un bocal en verre Ă large ouverture avec un petit grillage en guise de couvercle. Vous pouvez fabriquer votre propre bocal ou en acheter un prĂȘt Ă lâemploi. Ajoutez de lâeau savonneuse ou de lâalcool Ă 70 % et agitez doucement pendant une le liquide Ă travers le grillage pour filtrer les abeilles. Versez ensuite Ă nouveau le liquide Ă travers un filtre Ă mailles plus petites filtre Ă cafĂ©, tissu en coton, etc..Comptez les acariens. Bien sĂ»r, cela tue les abeilles que vous utilisez !!!*Il vaut mieux sacrifier 300 abeilles que dâen laisser mourir des milliers Ă cause de lâinfestation par le varroa. MĂ©thode au sucre glace RĂ©coltez 300 abeilles comme ci-dessus, mais ne prenez pas la reine ! Versez les abeilles dans un bocal en verre Ă large ouverture muni dâun couvercle Ă mailles. Ajoutez 1 Ă 3 cuillĂšres Ă soupe de sucre glace dans le bocal et secouez doucement. Vous pouvez placer le bocal au soleil pendant une minute pour augmenter lâ doucement le sucre hors du bocal Ă travers le couvercle Ă mailles sur une surface blanche et comptez les les abeilles enrobĂ©es de sucre. Attention â elles seront vivantes mais elles risquent de ne pas ĂȘtre heureuses. Comment dĂ©terminer le niveau d'infestation par le varroa ? Pour dĂ©terminer le pourcentage dâinfestation Divisez le nombre dâacariens par le nombre dâ vous trouvez 12 acariens 12 divisĂ© par 300 = 4% dâinfestation. Tout taux supĂ©rieur Ă 2 % ne me convient pas. Si votre taux dâinfestation est infĂ©rieur Ă 2 %, vous pouvez dĂ©cider de refaire un test dans un mois ou de traiter â câest vous qui dĂ©cidez. Ăchantillonnage des acariens de la ruche entiĂšre Chaque jour, les acariens et les abeilles se partagent lâespace Ă lâintĂ©rieur de la ruche. Dans le brouhaha normal, certains acariens tombent. Les chercheurs ont dĂ©terminĂ© une ligne directrice pour dĂ©tecter le niveau dâinfestation. Chute naturelle et comptage des varroas sur le lange Les planches de fond grillagĂ©es sont normalement fournies avec une planche blanche quadrillĂ©e qui peut ĂȘtre insĂ©rĂ©e pour effectuer des contrĂŽles dâacariens. Ne laissez pas cette planche en permanence â elle rĂ©duit la ventilation de la elle est conçue pour le dĂ©pistage des acariens. Appliquez une fine couche de vaseline ou de spray de cuisson sur une planche blanche. Vous pouvez Ă©galement acheter des doublures dĂ©jĂ collantes si vous le souhaitez. .Si vous avez des planches de fond en bois massif, vous pouvez acheter une grille spĂ©ciale pour permettre les planche collante graissĂ©e est placĂ©e sous le fond du grillage pendant 24 heures, puis retirĂ©e. Le grillage empĂȘche les abeilles de se coller sur la votre planche collante et cherchez des acariens. Combien en voyez-vous ?La plupart des experts recommandent que plus de 50 acariens tombĂ©s sur une pĂ©riode de 24 heures, câest ce chiffre est trĂšs contestĂ© car il y a beaucoup de variables. Le nombre dâabeilles dans la ruche et la pĂ©riode de lâannĂ©e influent sur le taux de dis aux apiculteurs locaux de faire quelque chose sâils ont plus de 20 acariens dans une chute de 24 heures en plus de prĂ©cision, vous pouvez laisser la planche en place pendant 3 jours et diviser le nombre dâacariens trouvĂ©s par obtiendrez ainsi une moyenne de chute de 24 heures. Bien que donnant plus de donnĂ©es, la mĂ©thode des 3 jours rend le comptage des acariens plus les infections par les acariens ne tuent pas une colonie avant la deuxiĂšme annĂ©e. Il faut ce temps pour quâune colonie forte devienne si faible et malade quâelle sâeffondre. Un dernier mot sur le dĂ©pistage des acariens Varroa Dans le monde de lâapiculture, nous trouvons 2 situations impliquant le varroa et les abeilles. Les colonies qui ont des acariens et les colonies qui ont des acariens mais que lâapiculteur ne pense pas que vous savez comment tester vos abeilles, il est temps dâenvisager les meilleurs traitements contre le varroa. Ne laissez personne vous convaincre que vos nouvelles colonies nâont aucun souci avec les vu des paquets sains se dĂ©velopper, faire du miel pour eux et pour moi, ĂȘtre forts en juillet et morts fin novembre. Vous ne pouvez pas supposer que tout va bien. Soyez un bon apiculteur et surveillez vos colonies dâabeilles en effectuant des contrĂŽles de routine. Wj1j8.